Ce mois-ci, la maison des bouquins vous propose un roman qui se déroule à Istanbul, de nos jours. Écrite par Delphine Minoui, grand reporter au Figaro, cette fiction est nourrie de tout ce que l’auteur a vu au Moyen-Orient pendant vingt-cinq ans. L’Alphabet du silence est paru en mars 2023 aux éditions l’Iconoclaste.
L’histoire
Göktay est professeur d’histoire à la prestigieuse université du Bosphore, militant de toujours en faveur des opprimés, des minorités, des oubliés. Un matin de janvier 2016, il est arrêté chez lui, à Istanbul, puis incarcéré, pour « soutien au terrorisme ». Son délit : avoir signé la « pétition des universitaires pour la paix » réclamant la fin des opérations militaires de l’armée turque dans le Sud-Est à majorité kurde. Soudain, sa vie bascule. Et celle de sa famille aussi. Victime de la dérive autoritaire du président Erdogan, il plonge en Absurdie au point de perdre espoir.
Son épouse, Ayla, n’a d’autre choix que de se battre, au moins pour leur fille, Deniz, qui ne cesse de réclamer son papa. D’abord réticente à toute forme d’engagement, cette enseignante de français découvre la solidarité des opposants et finit par épouser leur cause, jusqu’à reprendre le flambeau de son mari, dont elle découvre enfin le secret.
Notre avis
Dans ce premier roman, Delphine Minoui raconte la dérive autoritaire du président Erdogan. Avec elle, on plonge dans les méandres de la société civile turque, on mesure progressivement comment le politique pénètre jusqu’au plus profond de chaque individu pour mieux le détruire. Ou le révéler. Un livre engagé sur la résilience, le combat par les mots, la façon dont ils effacent ou font ressurgir le passé, mais aussi sur la sauvegarde de la pensée critique et la transmission au sein d’un peuple aussi tourmenté que créatif.
Extrait
“Début janvier, lorsque le manifeste des « universitaires pour la paix » avait atterri dans les courriels de Göktay, elle avait aussitôt essayé de le dissuader de s’en mêler. Il suffisait désormais d’un mot de trop sur Twitter ou dans une rame de métro pour être accusé d’insulte au président.
Göktay avait levé la tête de son écran d’ordinateur et tenté de la rassurer : “Ne t’en fais pas, ce sont que quelques gouttes d’encre sur un bout de papier.” Puis il lui avait promis que c’était sa dernière pétition.
Ayla n’en croyait pas un mot. L’injustice l’avait toujours révolté et il était incapable de se taire. Ce texte n’avait rien de provocateur, affirmait-il, il réclamait simplement la fin des opérations militaires dans le sud-est du pays et le rétablissement du fragile cessez-le-feu initié en 2013 avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, classé terroriste par Ankara. Depuis six mois, cette région meurtrie à majorité Kurde était de nouveau hors d’accès. Les forces de l’ordre ratissaient les villages, assiégeaient des quartiers entiers pour mieux bombarder les membres de la guérilla, prêtes à tout pour en découdre avec les rêves d’indépendance Kurdes, que l’autonomisation du Kurdistan syrien ravivait. Göktay craignait le pire pour les civils. Il se devait de dénoncer la reprise d’un conflit dévastateur qui avait déjà fait plus de 45 000 victimes en trente ans.
Quelques jours après la signature de la pétition, Göktay s’était porté candidat pour lire l’intégralité du texte lors d’une conférence de presse organisée dans un hôtel stambouliote. Le lendemain, l’actualité s’était emballée dans une autre direction. Alors que Göktay rentrait à la maison après avoir déposé Deniz à l’école, les murs avaient tremblé. Il s’était précipité au balcon et Ayla sur le poste de radio. Entre deux hoquets paniqués, une présentatrice répétait en boucle qu’une bombe avait explosé aux abords de la mosquée Bleue. Un groupe de touristes ciblé à deux pas du Grand Bazar, en plein de cœur du quartier historique. Douze morts, des dizaines de blessés, et aucune revendication, même si le mode opératoire ressemblait à ceux de l’organisation de l’État islamique. Avec Göktay, ils s’étaient regardés sans rien dire. Depuis que la révolution syrienne de 2011 avait basculé dans la guerre, le conflit menaçait chaque jour de déborder un peu plus sur le territoire turc. Au début, les autorités d’Ankara avaient fermé les yeux sur le passage des djihadistes à la frontière, longue de neuf cents kilomètres. Cela les arrangeait presque de les voir attaquer à leur place les villes kurdes de Syrie. Désormais, le pouvoir turc faisait les frais de son ambivalence.
À la radio, la présentatrice s’était tue. Recep Tayyip Erdogan allait prendre la parole. Chaque fois que le reis ouvrait la bouche, tous les programmes étaient suspendus. Ayla avait augmenté le son. D’une voix d’outre-tombe, le président avait fait état d’un attentat-suicide perpétré par un kamikaze. Un acte d’une « violence inouïe », avait-il poursuivi, qu’il fallait punir à tout prix. Puis, sans transition, il s’était attaqué aux professeurs signataires de l’appel à la paix : des « pseudo-intellectuels », des « traîtres à la nation », des « forces de l’obscurité ». Bref, des « terroristes » qu’il plaçait au même rang que les combattants de Daech.
À cet amalgame qui présageait le pire, Ayla avait bondi.
“Ne t’inquiète pas !” avait lancé Göktay. Fidèle à sa témérité, il lui avait assuré croire dur comme fer en la mobilisation collective. Avec 1128 signatures récoltées, la pétition avait déjà atteint un succès inespéré. Des intellectuels américains comme Noam Chomsky et Judith Butler y avaient ajouté leur nom. Le New York Times et le Washington Post en avaient même publié des extraits. Du jamais-vu.
“Avec un tel soutien, nous sommes intouchables”, avait jubilé Göktay.
À court d’arguments, Ayla avait fini par abdiquer. Elle avait fui le vacarme des médias pour se replonger dans les copies de ses élèves.”
À propos de l’auteur
Journaliste franco-iranienne, spécialiste du Moyen-Orient, Delphine Minoui s’est notamment fait connaître par ses reportages sur l’Iran et ses enquêtes sur la résistance syrienne à Daraya, l’une des villes martyres de la guerre en Syrie.
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