Grégoire Bignier est architecte, enseignant et essayiste. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage – La Troisième nature : l’architecture face au défi climatique (Éditions Kubik, octobre 2023) – nous avons discuté ensemble de l’avenir de l’architecture et des dynamiques qu’elle peut contribuer à mettre en place entre l’humain et la biosphère. Un sujet d’avenir, s’il en est.
Bâtir les fondations d’une “troisième nature”
Grégoire Bignier : “Je viens de publier un ouvrage qui s’appelle La troisième nature : l’architecture face au défi climatique.
Qu’est-ce que la “troisième nature” ? Tout simplement, la synthèse des deux premières.
- La première est la la nature au sens usuel du terme (les arbres, les oiseaux, le temps qu’il fait, etc.).
- La deuxième est la ville hors sol, telle qu’elle a été théorisée par Leon Battista Alberti, un théoricien italien du Quattrocento. C’était une tentative de cosmologie urbaine, de mise en ordre des questions d’urbanisme au sortir du Moyen Âge – un changement de paradigme urbain d’importance, extrêmement efficace, et dans lequel nous sommes toujours. Mais il a un défaut de taille : mettre la “première nature” – la biosphère, donc – à distance de cette “seconde nature”.
- Face aux enjeux auxquels les architectes sont confrontés aujourd’hui, il convient à mon sens de réfléchir à une troisième nature, hybridation des deux premières. Cette nouvelle publication présente justement comment, de mon point de vue, ce métissage peut être réalisé.
Écoutez le podcast de notre entretien avec Grégoire Bignier
Enseigner l’architecture : évoluer en fonction de la situation
En tant qu’enseignant, je me dois de remettre en question ce qu’est l’architecture et comment elle doit être apprise. Je ne peux pas enseigner de la même manière que le faisaient mes professeurs dans les années 1980 ! Quarante ans est un battement de cils à l’échelle de l’humanité… et pourtant, le contexte a radicalement évolué depuis.
Aujourd’hui, les jeunes architectes sont confrontés à 5 enjeux majeurs au moment de concevoir un projet :
- la question climatique. C’est un point cardinal pour beaucoup d’étudiants. Ils veulent être architectes sans aggraver l’état du monde,
- la biodiversité,
- l’accès aux ressources naturelles,
- la santé,
- le numérique.
Comprendre les grands enjeux du siècle
Certaines choses ne changent pas : l’architecte est toujours l’homme ou la femme qui dessine des plans. C’est sa spécificité, sa force. Dessiner un plan requiert – en plus de l’inspiration et d’une certaine somme de connaissances – de prendre position sur le monde. Sur ce point, en revanche, le métier a largement évolué au cours des dernières années.
On ne peut pas répondre aux questions – notamment écologiques – de façon purement mécanique. Il n’y a pas de solution unique miraculeuse. Les architectes se doivent de réfléchir en profondeur à l’ensemble des enjeux et formuler, à travers le bâtiment, une réponse. Quel rapport au monde ce bâtiment façonne-t-il ? Quels sont ses impacts, notamment écologiques ?
Il s’agit de poser un regard critique – et bienveillant – sur le monde, pour adopter une approche urbanistique constructive.
Les réponses de l’architecture
Je pense qu’il ne peut y avoir de projet architectural s’il n’y a pas, derrière, un projet humain fort et conscient. En conséquence, face aux grands défis de notre temps, l’architecture peut engendrer une multitude de réponses.
Certaines de ces réponses seront comprises comme un courant stylistique spécifique ou comme une façon particulière de produire l’architecture. D’autres permettront de faire émerger de grandes singularités.
D’ailleurs, l’architecture a toujours évolué ainsi. De grands styles se dégagent – classique, moderne… – et au-delà de ceux-ci émergent des météorites singulières comme Gaudi, par exemple, qui est tout à fait inclassable, ou comme l’architecte suisse Peter Zumthor qui construit des bâtiments à partir du travail de l’artisan, notamment du charpentier et du menuisier.
J’en profite pour citer d’autres architectes contemporains qui, à mes yeux, se distinguent dans la profession par les réponses intéressantes qu’ils apportent à nos problématiques environnementales : le Chinois Wang Shu, le Burkinabé Diébédo Francis Kéré, ou encore l’allemande Anna Heringer. Chacun d’entre eux tente, et réussit assez brillamment, cet exercice qui consiste à produire une architecture qui impacte au minimum la biosphère. Leurs travaux adoptent une véritable approche écologique sans remettre en question l’objet premier de leur métier : mettre l’humanité à l’abri.
L’exemple de Wang Shu
Wang Shu est un architecte chinois qui construit des bâtiments modernes avec des matériaux réutilisés, tirés hélas de la démolition de l’habitat traditionnel. Le pouvoir politique local le détruit pour reconstruire des quartiers entiers, neufs. Au-delà de l’aspect “recyclage des matières premières”, on peut aussi lire dans sa démarche une forme de contestation culturelle – mineure, certes, mais bien là – des modes de production du bâtiment en Chine. Les méthodes de Wang Shu sont une alternative aux modalités de production dominantes ; les matériaux qu’il réemploie montrent leurs capacités à traverser les âges.
L’école des beaux arts de Hangzhou fait partie des œuvres majeures de Wang Shu : elle ne regarde pas vers la skyline de la ville contemporaine, mais au contraire, vers une petite colline aux portes de la ville.
La culture chinoise – notamment la tradition picturale, trois fois millénaire – place l’homme au sein de ces quatre éléments que sont la montagne, les nuages, l’eau et les arbres. L’homme figure dans cet environnement à sa toute petite échelle. Le travail de Wang Shu embrasse cette tradition sans pour autant renier l’utilité et le confort des innovations techniques modernes.
Construire la liberté
L’architecture touche à cette question fondamentale qu’est celle de la liberté et de l’autonomie.
Nous l’avons tous expérimentée lors d’une panne de courant : notre manière d’habiter dépend d’opérateurs d’énergie qui nous sont extérieurs. De plus en plus, notre monde complexifié nous place dans une situation de dépendance, pour le meilleur et pour le pire. Or, ces liens de dépendance sont toujours plus virtuels et déshumanisés. Nous n’identifions pas qui sont les acteurs du monde qui nous entoure et comment nous y sommes connectés. Seuls des contrats ou des factures nous rappellent ces liens.
Pour poursuivre avec l’exemple énergétique, il existe d’autres solutions que celle d’être connecté à un opérateur. On peut notamment s’organiser techniquement et humainement avec son voisinage pour acquérir une autonomie commune. Non pas une autonomie à l’échelle du foyer, qui serait là une tentative de fuite ou d’isolement, mais bien à l’échelle de la communauté. Renouer avec son voisinage pour mettre en place des échanges, notamment énergétiques.
Dans ce cas de figure, une maison sera peut être mieux placée qu’une autre d’un point de vue énergétique. L’autre pourra toujours échanger des informations, des matériaux à réutiliser, de l’eau, voire des déchets. Ce type d’organisation – qui requiert de multiplier les échanges – est en partie permis par le numérique, mais aussi, évidemment par le contact direct.
Au fond, on peut dire que la liberté est une question collective. Si depuis le siècle des Lumières, la liberté était formulée ainsi : ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre, je pense pour ma part que ma liberté est là où est celle de l’autre. Comme l’écrit Karl Jaspers, Nous ne sommes indépendants que lorsque nous sommes inextricablement mêlés en même temps au monde.
C’est cette solidarité humaine qui sera l’arme la plu efficace, je pense, face au défi climatique.”
À propos de Grégoire Bignier
Grégoire Bignier est ingénieur et architecte, ce qui lui permet d’exercer tant dans le patrimoine que dans le génie civil. En parallèle, il est enseignant – principalement à l’École Nationale d’architecture de Paris Val de Seine – en questions écologiques. Il est également essayiste ; il écrit ses cours, soit sous forme de recensions d’informations soit sous forme d’essais, ce qui permet à ceux qui le souhaitent de se plonger dans la matière qu’il propose à ses élèves.
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