L’art et la recherche de la beauté se confondent. De la grotte Chauvet jusqu’au Moyen-Âge, 32 000 ans durant lesquels l’art et la beauté ont eu une fonction précise au service de l’homme. Avec la modernité, la beauté est progressivement recherchée pour elle-même, dissociée de la vie courante, parquée dans des galeries, réservée à des « spécialistes » jusqu’à ne plus être recherchée du tout par le plus grand nombre désormais assujetti au règne du ludique, du loisir et du fonctionnel. En perdant son caractère fonctionnel, l’art, devenu davantage une « fin » qu’un « moyen », n’a-t-il pas perdu son sens et sa raison d’être ?
L’ART CHASSÉ DE L’ENVIRONNEMENT DE L’HOMME
En tant qu’artiste, je suis frappé quand je visite un musée, de toujours retrouver dans les premières salles ces lieux privilégiés par mes illustres prédécesseurs pour s’exprimer : vaisselle, armes, boucles de ceinturon, sols, murs, colonnes, chapiteaux et autres objets du quotidien et de l’architecture privée ou publique. De salle en salle et de siècle en siècle, cette tendance se fait plus rare jusqu’à disparaître. Les images, qui habitaient le quotidien, l’ont progressivement quitté pour se laisser enfermer dans des cadres, prisons dorées patiemment construites par le rationalisme moderne. Ce glissement du lieu de l’image est aussi celui d’une conception de l’art à une autre, plus réduite, atrophiée. D’un art qui ne faisait qu’un avec le quotidien, indissociable de la vie, présent partout pour mieux agir sur l’homme, nous sommes passés, à force de conceptualisation, à un art systématiquement dissocié du quotidien, de ses objets, de son environnement architectural et dont le champ d’action s’est réduit comme une peau de chagrin.
« La toile est pour l’art comme un lazaret, comme la réserve du Meilleur des Mondes. »
Il suffit, pour s’en persuader, de regarder nos intérieurs ou encore l’architecture publique contemporaine. La maison neuve et son mobilier sont uniquement pensés et agencés selon des critères de fonctionnalité. La préoccupation esthétique vient après et se traduit par l’accrochage d’un ou deux tableaux sur les murs. Parfois, la confusion entre le fonctionnel et le beau l’emporte simplement. La logique est exactement la même pour l’architecture publique qui consacre 1% des budgets à superposer un travail artistique à un bâtiment réalisé sans la moindre préoccupation esthétique. Le tableau sur le mur ou la sculpture dans la cour ne suffisent pas à humaniser un environnement qui n’a pas été conçu à cette fin. Il n’est évidemment pas question ici d’un réquisitoire contre le confort et la technique que nous apporte la modernité, mais contre son influence hégémonique sur notre manière de penser l’environnement, au détriment du beau et du symbolique.
Il y a là une dynamique proprement occidentale liée à la place toujours plus importante de la raison et à ses vaines tentatives pour comprendre un domaine qui lui échappe. Ce que la raison ne peut expliquer, elle finit par en changer le sens (en témoigne la définition conceptuelle de l’art) ou bien par l’isoler. La toile est pour l’art comme un lazaret, comme la réserve du Meilleur des Mondes.
RENDRE A L’ART SA LIBERTÉ ET SA FONCTION POUR QU’IL RETROUVE SON SENS
L’homme occidental est marqué par la pensée chrétienne dans son rapport avec la nature : « emplissez la terre et soumettez-là » (Genèse 1, 28). Il considère à raison qu’il est légitime d’y prélever ce dont il a besoin ou de la transformer pour les mêmes raisons. En revanche, son action qui brise une harmonie primordiale – la nature est un tout harmonieux dont la beauté n’est pas à démontrer – doit nécessairement s’accompagner d’une nouvelle création pour rétablir cet équilibre initial. Oui, la démarche artistique est en quelque sorte une démarche environnementale, non dans le sens ou l’entendent les mouvements politiques écologiques, dont le respect de la nature n’a d’égal que leur négligence de l’homme, mais dans le sens où elle répond, par la beauté, à un besoin vital qui n’émane ni du corps ni de la raison. Bien que tributaire des sens et de l’intellect, le beau s’adresse au spirituel dans l’homme, et l’art qui introduit la beauté dans le quotidien, est le moyen multimillénaire de créer un environnement favorable au développement de l’homme spirituel.
« […] l’art qui introduit la beauté dans le quotidien, est le moyen multimillénaire de créer un environnement favorable au développement de l’homme spirituel. »
Il crée un rapport symbolique au monde, transfiguré par le beau mis au service du sens profond des choses, si rapidement oublié. Par exemple, dans la chambre à coucher du couple, l’art n’est pas là pour « faire joli » mais pour rappeler qu’il ne s’agit pas d’un lieu ordinaire : en l’occurrence le lieu de l’amour, de la sexualité et de la vie donnée. Dans la salle à manger, il dit à l’homme que c’est le lieu du partage et de la fête, et dans le temple, que c’est le lieu d’un culte à Dieu. Il n’est pas étonnant que cette fonction primordiale et infiniment plus riche de l’art ait été évincée dans une société qui tente d’imposer par tous les moyens une vision dualiste de l’homme[1]. Concrètement, l’art doit quitter son lazaret pour retrouver sa vraie place dans la forme des constructions, dans les intérieurs, sur les linteaux et les poutres, sur les murs, les sols et sur les objets du quotidien, sur les tombes et dans tous les lieux créés par l’homme où l’invisible doit être perceptible, c’est-à-dire partout.
[1] Seulement corps et psychisme par opposition à une conception ternaire « corps, âme, esprit ». Sur ce thème : Michel Fromaget, La drachme perdue, l’anthropologie « corps, âme, esprit » expliquée, 2010.