À l’occasion des 400 ans de Jean de La Fontaine, La Fontaine & Cie nous donne l’occasion de redécouvrir ces merveilleuses fables, à travers une analyse littéraire et sémantique, développée par Alexis Milcent, spécialiste en marketing et stratégie, aujourd’hui consultant aux États-Unis. L’objectif ? Décortiquer l’essence de la fable, tout en proposant un parallèle, des enseignements adaptés au domaine de l’entreprise.
La fable
Dans le cristal d’une fontaine
Un Cerf se mirant autrefois,
Louait la beauté de son bois,
Et ne pouvait qu’avecque peine
Souffrir ses jambes de fuseaux,
Dont il voyait l’objet se perdre dans les eaux.
« Quelle proportion de mes pieds à ma tête !
Disait-il en voyant leur ombre avec douleur :
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;
Mes pieds ne me font point d’honneur. »
Tout en parlant de la sorte,
Un Limier le fait partir ;
Il tâche à se garantir ;
Dans les Forêts il s’emporte.
Son bois, dommageable ornement,
L’arrêtant à chaque moment,
Nuit à l’office que lui rendent
Ses pieds, de qui ses jours dépendent.
Il se dédit alors, et maudit les présents
Que le Ciel lui fait tous les ans.
Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l’Utile ;
Et le Beau souvent nous détruit.
Ce Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il estime un bois qui lui nuit.
Les conseils pro de Jean de La Fontaine
“C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !” répondra des siècles plus tard le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, icône de l’esprit et du panache à la française.
Le non moins célèbre “C’est bien beau tout ça, mais…” est une autre citation de circonstance que l’on entend souvent en réunion : c’est rarement bon signe pour la suite du projet débattu.
Dans son coaching de la semaine, La Fontaine nous invite à dépasser cette opposition Beau/Utile pour plus d’efficacité dans l’un comme dans l’autre principe.
On refait le match
1. le sujet (Beau vs Utile) est sérieux :
La Fontaine parsème la fable de références graves : il est question de chasse, la mort est évoquée (“Le Beau souvent détruit” / “…de qui ses jours dépendent“) et partout, des références nous rappellent au drame (Narcisse qui se laisse mourir, Le Déluge qui envoie tout “se perdre dans les eaux”)
2. le sujet nous concerne tous :
Dans sa morale, La Fontaine martèle par trois fois que nous en sommes :
“Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l’Utile : et le Beau souvent nous détruit.”
S’il en fallait plus, le début de la fable est la reprise de la parole psalmique (“Comme un cerf cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche ô mon Dieu”), inscrivant le récit dans un mouvement à la fois personnel et universel.
3. le sujet est nuancé :
Attention, l’issue du match n’est pas claire. Comme souvent, La Fontaine nous alerte : il n’y a pas de leader incontesté.
Deux exemples :
– “Le Beau souvent nous détruit” mais pas toujours.
– “Le Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile” : par le jeu des liaisons, le fabuliste fait rouler les R et dévoile un Cerf aux pieds d’argile. Leur fragilité était déjà évoqué dans l’image du fuseau.
Bea(u)tile
Concrètement, que faire ? Le Coach ne nous laisse pas sans rien faire…
On fait vite, mais grosso modo, il y a un jeu entre La Fontaine et la fontaine :
– Comme le Cerf se mire dans la mare, nous nous regardons dans la fable.
– Et comme le Cerf reste rivé sur le Beau, nous avons tendance à ne regarder que la jolie tournure des vers.
Alors passons sur l’autre bord et cherchons l’utile.
Exercice pratique n°1 : relever tout ce qui est utile dans la fable
– La fontaine : elle sert de miroir
– Le limier : il sert pour la chasse
– La forêt : elle sert d’habitat, de garde-manger et de cachette
– Les jambes du Cerf font partie de la liste. Elles ont un statut particulier et ouvrent la réflexion par cette simple expression “jambes de fuseaux”.
– Le fuseau, c’est à la fois la forme (fuselage), l’outil (le fuseau de la dentelière), le symbole (les fuseaux des Parques, symboles de la Vie – les Parques filaient la vie des humains dans la mythologie).
Dans le motif des jambes du Cerf, on se rend compte alors qu’il n’y a pas distinction du beau et de l’utile, mais concatenation (#excelforever), agglomération, conjonction de l’un et de l’autre.
Dès lors, on prend conscience que Fontaine, Limier, Forêt sont des motifs de l’utilité mais ils sont aussi des motifs de la Beauté : combien de sources, de chiens de chasse, de forêts sur les toiles de nos musées ?
Exercice pratique n°2 : relever tout ce qui est inutile dans la fabl
On en vient vite aux bois du Cerf, symbole de son autorité.
La ramure du Prince des Forêts en est le sceptre spectaculaire.
Habilement, La Fontaine utilise toujours le singuler pour décrire les bois du Cerf :
“Ce Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il estime un bois qui lui nuit.”
Or c’est “le bois” qui est souvent à la base de l’outil (comme le fuseau au passage NDLR). Là encore, une manière pour le fabuliste d’indiquer le caractère intrinsèque du Beau et de l’Utile, par-delà une opposition de façade.
Concrètement
Ne pas opposer le Beau et l’Utile, certes.
Mais dans les faits, ça donne quoi ?
Cela donne une fable.
La Fontaine est un consultant 4.0 : il passe du ppt à l’action et il relève ses manches avec nous autres.
La fable, beauté utile.
– Par l’écriture esthétique de la fable, La Fontaine nous attire, nous séduit, nous amène au propos => efficacité.
– La Fontaine, en travaillant la beauté de la forme et du fond, densifie son propos. À la différence d’un rapport d’enquête, nous tirons une variété d’apprentissages personnels => efficacité
– En actionnant la beauté, La Fontaine joue sur les émotions et nous met en mouvement pour l’action => efficacité.
Design
La Fontaine semble vouloir proposer le chemin du sublime : un Beau allié à l’Utile, comme certains parleraient de Design.
La véritable Utilité passe par la Beauté, et il n’est de véritable Beau qu’Utile.
Quelles applications en entreprise ?
– le design de nos offres : comment articuler au mieux l’esthétique (y compris probablement l’expérience client) et l’utilité ?
– le design de nos communications : à quel degré positionner le curseur de la joliesse de nos slides, de nos vidéos internes, etc ?
– le design de nos espaces de travail (et c’est valable à la maison) : veillons-nous à l’esthétique comme nous veillons à la praticité et la maîtrise des coûts ?
En somme, La Fontaine vient interroger le mythe du “good enough” (tiens, le bien s’invite entre le beau et l’utile…) dans nos boucles d’innovations : nous devons veiller à travailler sur les deux aspects d’une même question au risque de se prendre les bois dans la frondaison…
Question bonus
La Fontaine nous titille discrètement sur un dernier aspect.
Le Beau est Utile.
Quid lorsque le Beau cesse d’être utile ?
En l’occurrence, les bois du Cerf ne sont d’aucune utilité et l’autorité qu’ils représentent est en passe de tomber.
Il y a une réflexion sur l’autorité :
– l’autorité est ici conférée, et pour un temps donné : “les présents Que le ciel lui fait tous les ans”.
– l’autorité, faite du bois de l’outil, doit servir au risque de tomber.
Patron, chef d’unité, responsable de programme, notre autorité doit être utile. Dans l’agir également, parfois “Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l’Utile ; et le Beau souvent nous détruit.”
Piquenouille de Jean DLF : être Utile vaut mieux que faire le Beau !
La citation
“Ce Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il estime un bois qui lui nuit.”
Le Cerf se voyant dans l’eau (VI, 8)
La Fontaine ne manque pas de piquant cette semaine : il a aussi une question sur notre considération pour la base de l’organisation, par rapport à la tête.
Mais comme il n’a pas opposé le Beau et l’Utile pour en faire un tout performant, la performance de nos organisations tient probablement à une unité entre les niveaux hiérarchiques.
Source : le site de La Fontaine et compagnie