Matthieu Lacour-Veyranne, ingénieur agronome et fondateur de sa cidrerie en Normandie, raconte l’histoire du premier fruit consommé en France – la pomme – et témoigne de son labeur quotidien, riche en interactions humaines et écosystémiques, dans le parc naturel régional du Perche.
“Ce sont ma passion pour la terre et le respect de l’environnement qui m’ont poussé à cultiver des pommes comme je le fais, en privilégiant des pratiques durables et respectueuses de la biodiversité.
Ainsi, je m’efforce de créer des produits qui honorent la richesse de notre environnement, tout en contribuant à la durabilité des écosystèmes.”
Matthieu Lacour-Veyranne
À propos de Matthieu Lacour-Veyranne
Ingénieur agronome de formation, Matthieu Lacour-Veyranne a notamment travaillé dans une ONG dont le sujet principal était le déploiement de l’agriculture durable. Dans ce cadre, il a multiplié les allers/retours entre Paris et Bruxelles pour avancer sur la question des pesticides. Au bout de quelques années de ce rythme effréné, il décide de faire un virage à 180° et de changer de région et de métier.
Après un tour de France à vélo de 5 mois, pour rencontrer des producteurs et productrices de cidre, il s’est finalement installé dans le Perche, en Normandie, avec sa femme. C’est là qu’il a fondé, il y a maintenant 5 ans, la cidrerie Lacour-Veyranne.
La pomme : fruit d’un terroir, au cœur de nombreux enjeux
Matthieu Lacour-Veyranne : “La pomme est le premier fruit produit et consommé dans l’Hexagone et le deuxième à l’échelle mondiale, après la banane.
Si cultiver une pomme peut être résumé en un geste simple – planter une graine et voir un arbre pousser – tout est en réalité beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.
De fait, la culture de la pomme – et la production de cidre par extension – est au cœur de nombreux enjeux politiques, économiques, écologiques, culturels… Les questions qui en découlent : comment faire de l’agriculture durable ? Faut-il autoriser les produits de synthèse dans les vergers (engrais, pesticides…) ? Comment monter une filière pomme ? Quel type de paysage favoriser ?…
La pomme est cultivée sur des territoires très variés, en France comme dans le monde. C’est le jeu des variétés qui va permettre une adaptation aux différents types de culture (haute-tige, basse-tige, palissées…), aux différents climats, aux sols, etc. Cette adaptation, qu’elle ait été naturelle au fil du temps ou dirigée par l’homme par sélection et greffage, va favoriser la résilience du marché de la pomme (contrairement à celui de la banane qui promeut presque exclusivement la variété Cavendish).
Il n’en reste pas moins que, comme la banane, c’est un fruit qui est extrêmement traité – jusqu’à 36 traitements pour se rendre appétissant dans les rayons des supermarchés.
Pour ce qui nous concerne, nous avons la chance d’avoir trouvé, dans le Perche, un terroir où la pomme est implantée depuis de nombreuses générations, avec des variétés spécifiques et adaptées à ce climat (enfin, tel qu’il est encore actuellement). Nous avons pu bénéficier des arbres plantées par les Percherons des générations passées. Nous avons également la chance d’avoir une surface en vergers qui nous permet de ne faire aucune intervention ni sur les arbres (hormis la taille évidemment) ni sur les sols, palliant les éventuelles pertes dues aux ravageurs ou aux incidents climatiques par la quantité de pommes disponible sur la grande surface de vergers que nous valorisons.
Quelle est l’histoire de la pomme, Matthieu Lacour-Veyranne ?
L’histoire de la pomme commence au Kazakhstan, où l’on trouve encore aujourd’hui des forêts primaires avec une multitude de pommiers. Le plus surprenant ? Les pommes de là-bas sont souvent grosses, juteuses et sucrées —exactement ce que l’homme cherche à cultiver aujourd’hui. Mais ce n’est pas l’humain qui a démarré cette sélection : ce sont les ours ! Au fil des siècles, ils ont sélectionné les plus grosses, les plus sucrées en disséminant les pépins de leur gourmandise préférée via leurs excréments.
On retrouve les premières traces de pomme en France dès le Néolithique. À Marseille, des pépins de pommes ont été découverts dans des selles humaines datant de cette époque lors de fouilles archéologiques. À cette époque, les pommes étaient principalement des espèces sauvages, souvent de petite taille, au goût acide qui était une source précieuse de sucre pour notre ancêtres.
Puis, avec la sédentarisation, l’homme a commencé à sélectionner les variétés les plus intéressantes, et ce travail s’est notamment poursuivi dans les vergers des moines.
Il ne faut pas oublier qu’à l’époque où le traitement de l’eau n’existait pas, il était plus “sûr” de boire des boissons fermentées que de l’eau potentiellement contaminée. La fermentation permet de débarrasser le jus de pommes des molécules toxiques en ne laissant pas de place à la prolifération bactériennes… et en produisant une autre molécule très toxique : l’alcool !
Le XIX° siècle a marqué une période charnière pour la production de pommes en France, notamment en raison de la guerre. On avait besoin d’alcool pour sécher la poudre à canon ; les régions françaises se sont alors mises à cultiver massivement des fruits – mirabelles, cerises et pommes – non pas pour la consommation humaine, mais pour produire l’alcool nécessaire à la fabrication de munitions.
Dans les années 1920, avec l’arrivée des dérivés du pétrole, l’usage industriel de l’alcool a diminué ; la question s’est posée : que faire de toutes ces pommes ? C’est à cette époque que l’industrialisation du cidre a débuté !
Le cidre aujourd’hui : 3 types de producteurs
Aujourd’hui, la consommation de cidre industriel, principalement en bouteilles plastiques, tend à diminuer. Cela ouvre la voie à une augmentation de la demande pour des produits fermiers et artisanaux, souvent fabriqués par des petits producteurs.
Aujourd’hui, en France, il existe trois types de producteurs de cidre :
- Les producteurs industriels, qui achètent les pommes en grande quantité pour produire du cidre de manière industrielle. Ce cidre est souvent fait à partir de concentré de pommes et gazéifié artificiellement.
- Les producteurs artisanaux, qui achètent les pommes et les transforment sur place. La qualité du produit peut varier selon le processus, mais il reste souvent plus respectueux des méthodes traditionnelles.
- Les producteurs fermiers, qui cultivent leurs propres pommes et les transforment eux-mêmes en cidre. Ces producteurs récoltants sont en quelque sorte les gardiens d’un savoir-faire ancestral et offrent souvent les cidres les plus authentiques et les plus qualitatifs.
L’AOP du Perche : atout ou contrainte ?
Le cidre du Perche a obtenu l’appellation d’origine protégée (AOP) en 2022 après avoir été reconnu comme appellation d’origine contrôlée (AOC) en France. L’AOP, qui confère une reconnaissance au niveau européen, souligne la typicité des cidres produits dans cette région, grâce à un sol, un climat et un savoir-faire uniques. Les variétés de pommes cultivées dans le cœur du Parc naturel du Perche sont spécifiques à cette zone : nous avons une identité locale forte !
Quelles sont les autres spécificités du Perche ? Les vergers en haute-tige, qui favorisent la biodiversité et reflètent une identité paysagère propre au Perche. Le mode de culture de ces arbres est plus respectueux de l’environnement mais moins productif ; le verger basse tige, quant à lui, est beaucoup plus traité, taillé et productif mais ne va pas pouvoir accueillir la même biodiversité.
Selon moi, les atouts de l’AOP incluent un soutien collectif entre producteurs, favorisant l’échange d’idées et un climat de collaboration. L’AOP est également associée à une démarche d’agriculture biologique, unique dans cette région : les agriculteurs du Perche promeuvent une production écologique et durable.
En revanche, je suis le seul à être 100 % en haute tige, à réintroduire de la traction animale et à faire le ramassage des pommes à la main.
Matthieu Lacour-Veyranne, quelles sont les différentes étapes de production de cidre dans le Perche ?
Dans la région du Perche, on ramasse les pommes un mois après les autres régions de France. La terre argileuse du Perche explique ce décalage : elle retient l’humidité et le froid durant l’hiver, ce qui décale la floraison et donc la production des pommes. Voilà une autre particularité de l’AOP.
J’ai donc fait le choix de ramasser les pommes à la main, ce qui permet de les conserver plus longtemps pour maximiser leur arôme – ce qui diffère d’un ramassage en machine qui impose un pressage dans les 48h.
Je presse ensuite les pommes avec une méthode traditionnelle. Le jus assez clair et facile à travailler passe ensuite à la fermentation, pendant l’hiver… quand l’hiver est suffisamment froid, ce qui n’est pas toujours le cas, ces dernières années, à cause du réchauffement climatique.
C’est également pendant la saison hivernale que je taille les arbres. C’est assez intense.
En avril, c’est la mise en bouteille. On a fait le choix de travailler en fermentation en bouteille et en prise de mousse spontanée, grâce aux levures naturelles.
L’été est consacré à la commercialisation. À dire vrai, cette étape s’étale tout au long de l’année, à l’instar de l’administratif. Nous avons fait le choix de vendre des produits plutôt haut de gamme auprès de restaurants et de cavistes et épiceries fines. De fait, pour certaines cuvées, nous faisons le même travail que pour le champagne. Mais nous ne pourrons jamais le valoriser de la même façon en dépit de ce gros travail : culturellement, le cidre est une boisson populaire et peu chère !
Vivre et travailler avec la nature : une sinécure ?
Être agriculteur, c’est avant tout apprendre à accepter l’imprévisibilité de la nature. C’est une école d’humilité face aux caprices des saisons, aux gelées et autres aléas climatiques qui impactent les récoltes.
Le cidre, comme le vin, est un produit délicat. Chaque cuvée est une aventure, où parfois les choix les plus audacieux – comme opter pour une fermentation naturelle – peuvent aboutir à des résultats inattendus. Je me souviens d’une année où ma production de cidre s’est finalement avérée être un excellent vinaigre de pommes ! Je n’ai pas encore atteint une aisance financière aujourd’hui, d’ailleurs. Heureusement qu’un autre salaire arrive chaque mois pour subvenir aux besoins de la famille.
Car, d’un mois à l’autre, tout peut changer : un jour, tout est prospère et le lendemain, tout bascule. Mais ces imprévus sont autant de leçons, de découvertes.
Et je ressens encore et toujours une joie profonde en faisant ce métier. Même si certains moments sont difficiles, je me rappelle que cela en vaut la peine. Mon tour de France à vélo des producteurs et productrices de cidre m’a notamment beaucoup appris sur la résilience. Je sais pouvoir supporter une journée éprouvante physiquement si, le soir, quand je rentre, je peux être au chaud et bénéficier d’un bon repas.
Aujourd’hui, ce sont les nombreuses petites joies du quotidien qui me rendent heureux : croiser un chevreuil en taillant mes pommiers, profiter d’un bon feu dans un poêle, etc.
J’apprécie aussi les rencontres avec mes clients. La plupart sont bienveillants et même parfois plus motivés que nous concernant nos projets. Ces interactions enrichissantes m’ont ouvert à des personnes que je n’aurais jamais croisées autrement.
Mettez-vous en place des actions concrètes en faveur de la biodiversité ?
Je me concentre sur des pratiques durables et respectueuses de l’environnement. Chaque geste compte : le ramassage manuel des pommes, le choix de ne pas recourir aux pesticides, la prise en compte des cycles naturels…
Je privilégie une approche vertueuse, en minimisant les risques autant que possible. D’ailleurs, il n’y a pas grand-chose qui puisse se perdre : en cas d’échec, j’envisage toujours une alternative comme la transformation en vinaigre de cidre !
Dans un monde où la biodiversité est menacée, je pense que l’essentiel, c’est faire vivre ses convictions. Ici, dans le parc naturel régional du Perche, je me consacre à préserver les écosystèmes locaux. On travaille beaucoup sur les haies. Ce sont de vrais corridors pour la faune, elles permettent aux oiseaux, insectes et petits mammifères de vivre et de se nourrir. J’ai installé des nichoirs pour les mésanges et des abris pour les chauves-souris. Et je participe aussi à la protection de la chouette chevêche, une espèce protégée. C’est toujours un petit moment de bonheur d’observer la nature se déployer : quand on voit un nid, c’est un symbole d’espoir !
Je souhaite créer des produits qui racontent l’histoire de notre terre, notre terroir et notre savoir-faire. Travailler avec la nature est primordial. Chaque gorgée de cidre doit transmettre le goût de cette richesse et ce respect.”
Découvrez le site internet de la cidrerie Lacour-Veyranne : https://www.cidrerie-lacour-veyranne.com/
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