Face à la prolifération des écrans et aux problèmes de société posés par l’hyperconnexion, l’association Lève Les Yeux (LLY) part à la « reconquête de l’attention ». Yves Marry, cofondateur, propose des chroniques sur l’impact de la technique dans nos vies. Ci-dessous, il alerte sur un phénomène qui prend de l’ampleur : le ghosting.
Vous voulez nous parler d’un phénomène étrange : le « ghosting » ?
Oui, et si vous n’avez pas encore entendu ce mot, je suis prêt à parier que vous avez déjà eu à le subir, et de plus en plus souvent, ces dernières années ! Venu du mot ghost, qui signifie fantôme en anglais, le ghosting est cette pratique consistant à ne pas répondre à un mail, un message ou même un appel. Dans le monde d’avant les smartphones, cela n’arrivait à peu près jamais. Désormais, c’est devenu courant…
Cela peut paraître anodin en apparence, mais il me semble que ce mot raconte en réalité un véritable fait social, une évolution fondamentale des mœurs, directement liée à la place prise par la technologie numérique dans nos vies.
C’est-à-dire ? De quelle évolution s’agit-il ?
Et bien l’émergence du ghosting est, selon moi, le symptôme d’un mal assez grave pour notre société, qui est la baisse de l’empathie. Je m’explique. Depuis une dizaine d’années, les échanges virtuels ont pris le pas sur les échanges réels à travers nos smartphones. Cela signifie l’instantanéité des communications, mais aussi la distance. Et cette virtualité liée à la distance de l’échange finit, il me semble, par éroder notre sensibilité.
Refuser une invitation, annuler un rendez-vous : c’est tout de même beaucoup plus aisé à travers un petit message qu’à travers un long coup de fil pendant lequel l’autre risquerait d’exprimer sa peine. Et comme l’a bien montré la chercheuse américaine Sherry Turkle, la virtualisation des relations a ainsi entraîné une baisse significative de l’empathie, cette capacité à ressentir les émotions des autres, qu’elle évalue à 40% chez les jeunes qu’elle a observés.
L’idée est que, peu à peu, on se « déshabitue » à endurer les affects de ses proches, on se réfugie dans sa bulle numérique, dans ce que l’auteur de science-fiction Alain Damasio nomme le « technococon ».
Concrètement, quelles formes cela prend ?
Eh bien, on en retrouve de nombreuses formes dans nos mœurs actuelles : relations amoureuses ou amicales, et jusqu’aux échanges professionnels. Aux États-Unis, des employeurs s’en plaignent, car visiblement de nombreuses recrues, chez les jeunes, ne donneraient jamais suite. La personne sélectionnée par les ressources humaines aura finalement trouvé un autre emploi, ou changé d’avis et décidé de voyager, et n’aura pas pris la peine d’envoyer ne serait-ce qu’un courriel pour en informer l’entreprise.
L’usage le plus courant du terme concerne toutefois, à l’évidence, le ghosting amoureux. La multiplication des relations, depuis la « libération sexuelle » et surtout depuis l’émergence d’applications permettant de consommer des rencontres à l’infini, a entraîné dans son sillage, entre autres joyeusetés, cette banalisation du ghosting. Si vous avez quarante-cinq matchs sur Tinder, et que tout à coup, vous tombez amoureux et souhaitez nouer une relation, allez-vous prendre la peine de répondre à chacune des personnes avec qui vous communiquiez ? Il est permis d’en douter.
Du côté des éconduits, il est ainsi devenu tout à fait normal, après des semaines, voire des mois d’échanges réguliers, virtuels et réels, de se retrouver face à un mur de silence. On écrit un message, on peut même parfois constater qu’il a été « vu », puis on n’obtient pas de réponse. Tout le monde le subit, tout le monde l’inflige. Plus triste encore, de véritables relations prennent fin de la sorte. Car même le texto de rupture est devenu, pour certains, une corvée insupportable.
Avec le numérique, on communique plus, mais est-ce qu’on communique mieux ? Il est permis, là aussi, d’en douter…
Cette chronique a été diffusée dans la matinale du 24/05/2021 sur RCF.