Lors du forum Territoires Vivants 2021, nous avons découvert des initiatives extraordinaires issues du territoire d’Eure-et-Loir. Découvrez ci-dessous l’interview de Claire Genova, responsable du Groupement d’employeurs sans pierre.
Claire Génova : “Ce groupement d’employeurs est né du développement de la culture des pommes de terre dans le département d’Eure-et-Loir. Cette culture s’est développée à la fin du siècle dernier et nécessite, pour sa récolte, du personnel saisonnier et des machines spéciales : les arracheuses.
Au départ, mon mari et moi étions novices en la matière. Nous faisions partie d’un groupe de producteurs et avions besoin de trois arracheuses à chaque récolte, qui étaient en général fournies par une entreprise de travaux agricoles. Cette dernière gérait également le recrutement du personnel pour les faire fonctionner : quinze personnes, en tout.
La bonne nouvelle, c’est que quelques années plus tard, en 2000, nos besoins avaient augmenté. Il nous fallait alors 12 arracheuses et donc 60 personnes à recruter !
Il se trouve que, dans une autre vie, j’avais découvert ce système de “Groupements d’employeurs”. C’est une structure, très développée dans le milieu agricole, qui facilite le recrutement de personnel saisonnier pour les adhérents de l’association. Nous avons donc créé cette association afin d’être en mesure de recruter les personnes idoines pour nos besoins.
Notre but : montrer que l’économie et le social sont totalement complémentaires. Et ça passait par deux actions concrètes : organiser la locomotion des saisonniers – qui n’ont généralement pas de moyen de transport – et se préoccuper de leur situation sociale – ce sont souvent des personnes en situation de précarité, quel que soit le facteur de précarité en question.
Le recrutement de ce personnel s’est effectué avec les travailleurs sociaux de l’agglomération chartraine. Quand on a commencé à discuter du nom de l’association, j’avais suggéré Sans Patate. Il y avait une petite ironie dans l’histoire, un peu provocatrice… Et c’est donc devenu Sans Pierre, sachant que l’enjeu des pierres dans les champs de patate est très important !”
Tugdual Derville : Où en est le groupement, actuellement ?
C. G. : “Le Groupement d’employeurs sans pierre représente actuellement 1,600,000€ de chiffre d’affaires et 45 équivalents temps pleins embauchés sur l’année. Avec nos collègues agriculteurs, cela nous a donné l’opportunité de développer d’autres activités pour lesquelles nous savons que nous pourrons employer du personnel : tant des personnes peu qualifiées que des chefs d’équipes, des chauffeurs de tracteurs, des conducteurs de chariot… On a pu assister à une montée des compétences des personnes employées et, en bonus, voir notre activité augmenter.
Je ne suis plus toute seule pour la gestion de ce groupement d’employeurs. Les pommes de terre, maintenant, ne représentent plus que 50 % de notre chiffre d’affaires. Mais la saison des pommes de terre, c’est quand même 350 postes par jour sur 25 chantiers. On a trois minibus, propriété du groupement Sans Pierre, et on en loue une dizaine d’autres. On a mis en place du covoiturage, en indemnisant les chauffeurs qui l’assurent.
C’est devenu une grosse machine mais on n’a pas perdu l’essence de la fondation ! Certes, pour la majorité de nos adhérents, c’est totalement transparent – ils se moquent de l’accompagnement des personnes que l’on emploie. Ils veulent simplement tant de personnes à telle heure pour faire telle tâche à tel endroit. Et ça, c’est notre boulot de répondre à la demande.
Mais pour nous, cet accompagnement vis-à-vis des personnes employées est au coeur du sujet. Et les agriculteurs qui sont au conseil d’administration, sont vraiment impliqués dans cette action sociale.
D’ailleurs, en parallèle de sans pierre, nous avons développé une association : un atelier-chantier d’insertion de maraîchage biologique, le jardin SoliBio, qui a des liens très forts avec sans pierre.
Et un troisième développement est en cours : un consortium avec l’association de l’Aide sociale à l’enfance du département (ADSEA) avec lequel nous créons un partenariat pour développer (à terme) un nouvel écopôle sur le bien-être alimentaire.
Tout cela est un parcours logique et vertueux. L’économie et le social ne sont pas indépendants et l’agriculture est porteuse de reconstruction !”
T. D. : Pouvez-vous nous dire deux mots sur les saisonniers ? D’où viennent-ils ? Quelles sont leurs motivations et les fragilités que vous accompagnez ?
C. G. : “Nous avons des situations de vie très variées. On peut avoir des personnes en libération conditionnelle (avec des bracelets), par exemple. Mais pour moi, tous les facteurs de précarité sont égaux. Un étudiant qui a besoin d’argent et qui va le gagner l’été pour financer ses études, c’est aussi important que la maman qui est toute seule avec ses deux enfants. Il y a de nombreux sujets de précarité… c’est un inventaire à la Prévert.”
T. D. : Une chose m’a étonné : vous dites que le conseil d’administration a un grand intérêt pour le travail social, ce qui n’est pas forcément le cas de vos d’adhérents. Êtes-vous sûre que cela ne les intéresse pas ?
C. G. : “Il y en a qui s’en moquent complètement, en effet. De fait, il y a des moments où l’économie peut prévaloir sur l’accueil des personnes. On impose certaines conditions d’accueil des saisonniers, ce qui peut parfois provoquer des frictions. Nous sommes tous extrêmement rigoureux là-dessus, mais on a toujours besoin de se battre pour préserver la qualité de cet accueil.
Mais ce n’est pas grave parce que tout ce qui compte, c’est que l’on puisse offrir ce service grâce aux deux parties en présence. Si nos producteurs ne sont pas tous d’entrée de jeu dans une grande bienveillance vis-à-vis des saisonniers, tous concourent pourtant au même projet et cela a du sens !”