Le journaliste, tisseur de liens

3 Sep, 2021 | FAMILLE, SOLIDARITÉS & SOCIÉTÉ, MEDIAS & COMMUNICATION, TÉMOIGNAGES, TRAVAIL

Elisabeth Segard est journaliste pour la presse régionale, à Tours, et créatrice du blog Le Cas Stelda, consacré à l’analyse des tendances et au marketing.

Cet article est issu du livre  « Société de Bien Commun vol.2, révéler l’humanité, combattre l’inhumanité ».

“La majorité des belles initiatives associatives, économiques ou humaines sont discrètes et il faut tendre l’oreille pour les entendre puis les partager via notre média.”

Elisabeth Segard
journaliste

Elisabeth Segard : “Un jour que j’interviewais un professeur de yoga, il me dit en souriant : Vous savez que vous aussi, vous faites du yoga ? Yoga signifie lien et vous créez un lien entre les hommes. En quelques mots, il avait résumé l’essence de mon métier. Le journaliste parle des uns aux autres, décloisonne les couches de la société, révèle les histoires cachées pour aider les hommes à se rencontrer et à mieux comprendre le monde qui les entoure. La méconnaissance crée souvent de l’incompréhension, qui elle-même engendre de la rancœur ou de la colère. Ouvrir des portes entre les métiers, les classes sociales, les religions, c’est ouvrir les cœurs et permettre à chacun de comprendre ce que vit l’autre.
Nous sommes un réflecteur des initiatives, bonnes ou mauvaises. Je suis le miroir de la vie, ce que je sais, je l’écris… chantait le grand reporter Jean-Pax Mefret dans les années 80. Il était bien seul à le penser déjà, à l’époque, et c’est sans doute ce qui a abîmé le métier de journaliste. Trop occupés à réécrire le monde selon leurs propres envies, à lui insuffler leurs préceptes, leurs choix politiques et leurs valeurs morales, beaucoup de journalistes ne reflètent plus le monde dans lequel ils vivent mais leur propre prisme.

Être un traducteur

Je crois qu’il faut beaucoup d’amour pour être journaliste. Celui qui n’aime pas les autres examinera ses interlocuteurs de haut, comme des fourmis dans un bocal. Mais ces hommes et ces femmes dont nous rapportons le quotidien ne sont pas des sujets d’observation, ce sont des personnes qui saignent, s’émerveillent, espèrent, nous confient leurs attentes, leurs souffrances, et qui, souvent, n’ont pas de voix. Le journaliste est leur haut-parleur. Il est aussi leur traducteur. Quand nous écrivons, nous devons toujours garder en tête que nous parlons d’un homme à d’autres hommes et chacun peut être touché par nos mots. Ce n’est pas par coquetterie qu’on demande aux rédacteurs de maîtriser les champs lexicaux et les nuances du vocabulaire : utiliser un adjectif plutôt qu’un autre peut transformer le regard du lecteur. Il faut aimer ses congénères et avoir plaisir à parler d’eux. Mais il faut aussi s’effacer, garder ses émotions pour laisser ses interlocuteurs s’exprimer sans craindre d’être jugés. Qu’il soit assassin, policier, instituteur, parent violent, patron influent, politique…
Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal Le Monde, résumait ainsi notre métier : Le journalisme, c’est le contact et la distance. Cet amour, cette empathie, entraîne le respect de la liberté de pensée des lecteurs et des auditeurs. Nous leur racontons ce que nous avons vu et entendu, à eux de juger. Moi, journaliste, je ne produis rien, ne soigne ni ne nourris personne. Je suis un médium. Je traverse les univers et les renvoie l’un vers l’autre.

Entendre la vie qui se joue

Quand ses journalistes proposaient un sujet, l’ancien patron du Parisien leur demandait d’aller d’abord en parler à quelques passants, dans la rue. Et si plusieurs ne le connaissaient pas, il demandait à ses reporters de bien réfléchir à l’intérêt d’en parler. C’était sa façon d’éviter l’entre soi, l’une des grandes tentations des journalistes. Nous devons être au cœur du monde, partout, au quotidien, et pas seulement sur les terrains de guerre ou dans les manifestations. Nous devons entendre la vie qui se joue, jour après jour, dans une ferme, dans une usine, dans une
école, dans une boulangerie, dans un atelier d’artiste. Les médias ne produisent rien mais en cherchant et en relayant les beautés de la vie, ils participent à construire une société bienveillante et positive. La majorité des belles initiatives associatives, économiques ou humaines sont discrètes et il faut tendre l’oreille pour les entendre
puis les partager via notre média. C’est en écoutant une maman à la sortie de l’école ou un voisin de table au bistrot que nous apprendrons que telle entreprise embauche ou que cet artisan perpétue un savoir-faire unique en France. Ainsi, c’est en discutant avec un infirmier, chez des amis, que j’ai découvert la réalité des soins psychiatriques à domicile. C’est en échangeant avec un graphiste que j’ai découvert la Semaine de la petite enfance.

La seule question est de savoir comment faire pour que les journalistes, qu’ils soient ou qu’ils ne soient pas disposés à la vertu, aient intérêt à être journalistiquement vertueux et qu’ils conçoivent le service public qui leur incombe comme un véritable service du public au lieu de le réduire à la pure et simple soumission au public, c’est-à-dire au marché, à la loi de l’audimat. soulignent Claude Angeli, chroniqueur au Canard enchaîné et Pierre-Édouard Deldique, journaliste à Radio France international, dans leur ouvrage Les plaisirs du journalisme. Pour exister sainement, les médias ne doivent pas s’appuyer sur des institutions mais sur leurs lecteurs. C’est à eux qu’ils s’adressent. Un bon média trouve son public : on le voit avec les lancements réussis des magazines Six Mois, Society, Le 1, ou encore 180°C, qui ont atteint très rapidement leur équilibre. De son côté, Le Canard enchaîné, grand-père de la presse française, montre encore, à cent ans passés, une forme financière enviable. Il ne perçoit pourtant aucun revenu publicitaire, ne monétise aucun partenariat. Son secret ? Il fait son travail, c’est-à-dire de la collecte et de la révélation d’informations. Même si ce journal est très critique et présente souvent la pire facette de l’humain, il pratique un journalisme sain : il vend ce qu’il produit (de l’information) et non le temps de cerveau disponible de ses lecteurs.

Rester soumis aux contraintes : une force

L’État et les institutions n’ont pas à soutenir financièrement la presse et les médias, qui sont des entreprises. Elles doivent rester soumises aux contraintes subies par toutes les entreprises et les surprotéger n’est pas un service à leur rendre, au contraire : c’est renforcer leur position hors-sol, les couper des contingences économiques et administratives de leurs concitoyens. Le seul soutien indispensable, fondamental, qui puisse être apporté par les institutions, est la liberté qu’elles doivent garantir, envers et contre tout, aux journalistes. Liberté d’écrire, sans censure et liberté d’enquêter, sans restriction.

Le débat autour des fake news occupe actuellement les esprits, mais il occulte le coeur du problème : les fake news, et leur grand frère, le complotisme, prospèrent sur l’absence de pédagogie et de transparence. Or, le rôle d’un journaliste est de regarder et d’écouter, de vérifier, puis d’expliquer ; mais pour ce faire, outre les témoignages humains, le reporter doit avoir accès à des faits, des chiffres et des données fiables. Beaucoup de journalistes et de blogueurs indépendants se heurtent à des murs lors de leurs enquêtes : impossibilité de consulter des documents, des rapports et des chiffres pourtant censés être publics. Les ministères, les hôpitaux, les préfectures, les écoles, les universités, les services de l’État, les collectivités territoriales, toutes les institutions publiques, sont les premières à faire la sourde oreille. En 2015, j’ai mené une enquête sur les prix extravagants pratiqués par les laboratoires pharmaceutiques dans le traitement de l’hépatite C : on était loin de l’investigation, j’essayais de connaître le budget consacré par les pharmacies centrales de la région à ces soins. Malgré tout, le ministère de la Santé et les hôpitaux ont fait les morts. Impossible d’obtenir une réponse. Même chose lors d’un dossier sur le poids économique de la mode en France, sujet pourtant a priori nettement moins sensible.
Pour mener à bien ses enquêtes, le journaliste ne peut donc compter que sur son réseau et les liens qu’il tisse au fil des rencontres. Cette démarche présente un énorme avantage : éviter toute « intoxication » par les services de communication et les institutions. Elle a un inconvénient : elle est extrêmement chronophage. L’enquête exige un temps long. Elle est donc doublement importante car elle permet de tirer le journalisme de l’ère du buzz, de l’hyper-information, de l’info-obésité, qui l’étouffe et lui ôte son poids. En se dégageant de l’instantanéité des réseaux sociaux, le journalisme peut ainsi se distinguer et tenir son rôle. Les sujets de ses articles et de ses reportages ne sont plus des poupées jetables mais les membres d’une histoire collective.

Remettre l’humain au coeur des médias

Pour être un bon journaliste, il ne faut pas ennuyer son lecteur ; il faut l’intéresser, l’émouvoir, lui apprendre quelque chose, le distraire, autrement dit être féminin. disait Hubert Beuve-Méry. Les data, Internet et les réseaux sociaux ont inversé notre pratique du métier. Or, le journalisme, comme l’économie, est d’abord une histoire d’hommes et on ne peut pas réduire les hommes à des chiffres. Un chef d’entreprise, c’est 234 emplois, 45 millions de chiffre d’affaires mais aussi des nuits blanches, des enfants partis en vacances sans lui, un parcours scolaire erratique, un hurlement de bonheur quand il décroche son premier gros contrat, des dons discrets pour rénover le musée local.
Un hôpital, c’est 300 lits, un budget de 50 millions d’euros, 700 emplois, des normes ISO 9001, mais aussi des infirmières en burn-out, des clowns bénévoles qui visitent les personnes âgées, des grands-mères qui tricotent des brassières pour les prématurés, des mamans qui donnent leur lait, un enfant qui deviendra, un jour, chirurgien, parce qu’il veut faire comme celui qui l’a guéri.
Toutes ces histoires-là sont invisibles dans les data. À nous de les entendre et de les raconter, pour aider les hommes à partager leurs sourires et leurs larmes. C’est en rapportant, jour après jour, l’humanité de notre société, que le journalisme peut contribuer à la Société de Bien Commun.”

>> Pour approfondir cette réflexion sur la Société de Bien Commun, cliquer ici. <<

Ce livre est un appel lancé aux femmes et aux hommes d’ici et d’aujourd’hui : les idées pour humaniser le monde se trouvent dans la vie de tous les jours ! Nous sommes tous de potentiels acteurs de cette conversion positive. Pourquoi pas vous ?


1. http://stelda.blogspot.fr/
2. http://www.rdvpetiteenfance.fr
3. Claude Angeli, Pierre-Edouard Deldique, Les plaisirs du journalisme, Éditions
Fayard, 2017.

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