À l’occasion des 400 ans de Jean de La Fontaine, La Fontaine & Cie permet de redécouvrir ses merveilleuses fables, à travers une analyse littéraire et sémantique développée par Alexis Milcent, spécialiste en marketing et stratégie. L’objectif ? Décortiquer l’essence de la fable et en tirer des enseignements adaptés à l’entreprise.
La fable
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Mais d’où vient qu’au Renard Ésope accorde un point,
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie ?
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui ?
Je crois qu’il en sait plus ; et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
À l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La Lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément.
Notre Renard, pressé par une faim canine,
S’accommode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait d’affaire ?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vînt au puits ;
Le temps qui toujours marche avait pendant deux nuits
Echancré selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré,
Passe par là ; l’autre dit : Camarade,
Je veux vous régaler ; voyez-vous cet objet ?
C’est un fromage exquis. Le Dieu Faune l’a fait,
La vache Io donna le lait.
Jupiter, s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets.
J’en ai mangé cette échancrure,
Le reste vous sera suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j’ai mis là exprès.
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le Loup fut un sot de le croire.
Il descend, et son poids, emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître Renard.
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.
Les conseils pro de Jean DLF
L’architecture de la fable n’est pas commune : On commence par le contrepied de La Fontaine aux positions d’Esope quant aux mérites du Loup et du Renard (entre nous, on s’en moque un peu…). Puis vient le conte lui-même : le Renard prend la Lune pour un fromage, tombe dans le puits et cherche un pigeon pour l’en sortir. Enfin, une conclusion sur les illusions qui abondent. Tout cela forme un ensemble finalement assez incohérent. Mystère…
Contrôle continu
Le thème de l’évaluation peut nous donner un premier fil rouge.
La Fontaine nous offre ici une typologie de l’évaluation pour en montrer l’importance dans notre commerce quotidien :
- l’évaluation des personnes : c’est tout le propos de l’introduction. Nous sommes à l’étage des RH, en “collège des performances” ou autre “talent review” : il s’agit d’évaluer les mérites, les compétences de l’individu A, en comparaison de l’individu B : “au Renard, Esope accorde un point”. Les champs lexicaux trahissent la quête de l’excellence, du savoir, de l’expertise.
- l’évaluation des situations : les deux bestioles analysent mal la situation à laquelle elles sont confrontées – le texte le dit explicitement : “au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire“. Alors qu’ils ont connaissance de tous les éléments (le puits, les seaux, etc.), ils se laissent piéger.
- l’évaluation des propos : le Loup, lui, se laisse prendre aux sérénades du Renard. Il se laisse berner, ne discernant pas le vrai du faux. Pire, se laissant attirer par un fromage, tandis qu’il a grand soif (“Compère Loup, le gosier altéré, Passe par là.”)
- l’auto-évaluation : cette figure vient à deux reprises dans la fable. Tout d’abord avec le Renard qui prend conscience de son sort (“Tiré d’erreur, mais fort en peine, Et voyant sa perte prochaine.“) ; puis quand La Fontaine conclue à la première personne du pluriel : “Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire Sur aussi peu de fondement“
La Fontaine vient ainsi marquer que nous sommes dans l’évaluation continue des uns et des autres, des circonstances et de soi. Il nous la présente comme une modalité constante, comme une oreille interne qui ajuste constamment notre équilibre, une faculté continuellement active qui dicte notre comportement.
Embrouilles
En effet, dans la fable, explicitement, l’évaluation est le prélude naturel à l’action
- C’est parce que le fabuliste évalue le Loup qu’il entre en action par l’écriture de son apologue.
- C’est parce que le Renard évalue la Lune comme un fromage qu’il entre en action en descendant dans le puits.
- C’est parce que le Loup évalue les paroles du Renard qu’il entre en action en prenant place dans le seau supérieur.
Dès lors, La Fontaine nous alerte : cette boussole au quotidien est souvent déréglée. Notre radar interne peine à lutter contre les brouillards. Il est même aisé de fausser une évaluation.
Jean en donne la recette à deux reprises :
- Le Renard déroute l’évaluation du Loup par des propos très structurés : il raconte une histoire (un fromage exquis fabriqué par les divinités – un Caprice des Dieux en somme…), dans laquelle il s’implique (“J’en ai mangé cette échancrure” pour éloigner tout soupçon) et à laquelle il donne un tour concret et tangible (“Descendez dans un seau que j’ai mis là exprès.” pour preuve de sa bonne foi.). Cette mystification autour d’un objet de désir suffit à convaincre le Loup.
- Le Loup se fait berner, mais nous, lecteurs, tombons dans le même piège. La Fontaine agit dans sa fable comme le Renard avec le Loup : il raconte une histoire (qui du Loup ou du Renard est le meilleur ?), dans laquelle il s’implique (Je crois qu’il en sait plus ; et j’oserais peut-être Avec quelque raison contredire mon maître. – il s’engage dans la partie) et à laquelle il donne un tour concret (l’histoire du Loup et du Renard pris dans le puits).
La fable dans la fable nous fait perdre pied : nous acceptons l’histoire, nous sommes satisfaits du propos de La Fontaine alors qu’il est en réalité tout à fait incohérent.
En effet, l’aventure du puits ne prouve rien de la supériorité du Loup ou du Renard (ils sont plutôt à égalité), la conclusion n’a aucun rapport avec l’introduction. Pourtant nous partons contents avec ce chacun croit fort aisément Ce qu’il craint et ce qu’il désire. Notre évaluation est faussée.
Biaisés
Sur les biais cognitifs qui influencent nos décisions en entreprise, on peut se référer au médiatique Olivier Siboni (lien non sponsorisé hélas :o). Ou pour une application marketing, aller écouter les podcasts de Marketing Mania (idem :o))
Sinon, on peut lire La Fontaine dans le texte !
Car il explicite ce qui, selon lui, biaise nos évaluations : la peur et l’envie.
Encore une fois : “Et chacun croit fort aisément Ce qu’il craint et ce qu’il désire.
C’est bien l’envie et le désir qui plongent et le Renard et le Loup dans l’erreur. Ce fromage imaginaire, ce délice divin, ce rêve presque réel fait chavirer le jugement. De même, chez La Fontaine subversif, c’est peut-être le désir de renverser les codes et l’ordre établi qui lui fait accroire que, oui, le Loup est plus futé que le Renard.
Plus étonnant est le rapport à la peur. L’angoisse du Renard lui fait perdre tout sens commun et toute perception des opportunités :
“Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré,
Passe par là”
La rime montre qu’au désespoir du Renard répondait la soif du Loup. La peur aveugle la “matoiserie” rusée du Renard, elle fausse toutes ses perceptions : il préfère ainsi prendre le risque d’une fable plutôt que d’argumenter sur la soif assurée du Loup.
Pire encore, nous montre La Fontaine, c’est que sans la peur, le Renard pouvait conclure un marché gagnant-gagnant : le Loup, puisant de l’eau, remontait son compère ! De là, une réflexion connexe sur la meilleure manière de remonter du fond du trou : en solitaire avec ses biais de perception, ou en collaboration avec autrui ?
Pour parer ces biais de la crainte et du désir, il faut la rigueur et l’attention du poètequi compte ses alexandrins et ses octosyllabes.
Il faut l’exigence du fabuliste qui construit sa fable pour nous tirer de l’erreur après nous y avoir plongés virtuellement.
C’est en cela que sa parole diffère de celle du Renard.
Le propos du quadrupède n’est qu’illusion, mais la voix de La Fontaine est efficace : elle nous fait vivre une expérience bien réelle dont nous pouvons tirer toutes les leçons.
Un exemple inspirant pour nos réunions, qu’elles soient virtuelles ou présentielles…
La citation
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.”
Le Loup et le Renard (XI,6)
La vérité est inconfortable. D’où cette tendance des organisations à construire des illusions qui peuvent plus encore fausser nos évaluations ?
Source : le site de La Fontaine et compagnie