Le PDG et les compagnons : deux visions du travail – Pierre-Yves Gomez

20 Déc, 2024 | TRAVAIL

Voici une histoire édifiante : d’un côté, un PDG qui mise tout sur la rentabilité ; de l’autre, des compagnons qui restaurent une œuvre collective avec passion et savoir-faire. Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, met en avant l’opposition entre stratégie financière et travail vivant, à travers deux exemples d’actualité : le limogeage de Carlos Tavarès, ex-Directeur général de Stellantis, et la renaissance de Notre-Dame.

“La morale des deux histoires parallèles, il faut plutôt la chercher dans la condition faite au travail dont chacune d’elle témoigne, en honorant à sa manière le travail humain dans la création de valeur.”

Pierre-Yves Gomez

Deux événements, deux visions du travail

Carlos Tavarès a été limogé par le Conseil d’administration de Stellantis le 1erdécembre 2024. Au même moment s’achevaient les travaux permettant la réouverture de Notre-Dame de Paris au culte et au public. Deux événements sans lien mais qui, mis en contraste, révèlent deux histoires parallèles qui sont deux manières de considérer la condition du travail dans notre société.

2019 – Naissance et tragédie

Il y a cinq ans, en 2019, Stellantis voit le jour, issue du mariage de PSA (ex Peugeot) et de FCA (Fiat et Chysler). C’est une bonne histoire qui commence.
Le 15 avril de la même année, la cathédrale séculaire de Paris est ravagée par un incendie et manque de peu une destruction totale. C’est une tragédie.

Deux trajectoires se dessinent alors. L’une a pour héros le célèbre directeur général Carlos Tavarès, nommé depuis 2013 pour redresser les performances financières du groupe automobile ; l’autre compte deux mille artisans anonymes embarqués dans l’aventure improbable de relever la cathédrale en cinq années.  

D’un côté, un patron reconnu comme un redoutable cost killer – un tueur de coûts – et qui réorganise méthodiquement les systèmes de production de l’entreprise devenue le 5èmeconstructeur automobile mondial ; sa ligne de conduite : réduire au minimum les coûts du travail et accroître l’efficacité des process.
De l’autre côté, des travailleurs de multiples corps de métiers (charpentiers, maçons, couvreurs, ébénistes, verriers, électriciens, tailleurs de pierre…) qui  ne se connaissaient pas jusqu’alors et qui n’ont en commun que la passion de leurs savoir-faire et la grandeur du projet qui les rassemble.

D’un côté, l’arithmétique implacable des résultats financiers comme attestation ultime de la performance ; de l’autre, la solide réalité du travail de la matière et la belle ouvrage comme gratification.
Le champion médiatisé du rendement du capital face aux compagnons inconnus du travail bien fait : deux mondes, deux conceptions du travail, deux façons aussi de le gouverner.

D’en haut, chez Stellantis, par un dirigeant qui doit incarner un récit, un style et une direction pour entraîner ses actionnaires et ses salariés ; d’en bas sur le chantier de Notre-Dame, où Jean-Louis Georgelin jusqu’à son décès accidentel en 2023, puis Philippe Jost, doivent composer avec une extraordinaire complexité de compétences réparties entre des centaines de microentreprises et compagnons indépendants.
D’un côté, une organisation hiérarchisée, de l’autre un chantier coordonné.

Jusque sur le plan économique les histoires se répondent. En cinq ans, la valeur boursière de Stellantis passe de 47 à 70 milliards d’euros, les bénéfices nets de 10 à 18 milliards, le cours de l’action de 12 à 26 euros. Une croissance exceptionnelle du bénéfice pour les actionnaires qui, selon les analystes financiers, témoigne de la solidité du Groupe. La stratégie paie. La rémunération de M. Tavarès suit, comme il se doit, la même ascension et passe de 7 à 36 millions d’euros par an, le plus haut montant jamais perçu par un dirigeant français.

Pendant ce temps, 846 millions d’euros affluent vers Notre-Dame de Paris, recueillis par des fondations auprès de 340 000 donateurs de 150 pays. L’Établissement public chargé de la restauration gère essentiellement de l’argent offert sans contrepartie sinon celle de mener à bien le projet annoncé. Pour orchestrer des activités hypercomplexes et sensibles, le président de l’Établissement public n’aura reçu qu’un salaire de 150 000 euros annuels bruts.

2024 – Tragédie et renaissance

2024 sonne enfin l’heure des bilans. Côté Stellantis, malgré les performances financières, la production reste à la peine, le groupe ne produit que 6 millions de véhicules par an, soit 20 % de moins que les 7,8 millions que délivraient séparément PSA et Fiat-Chrysler en 2019. Telle est la conséquence assumée de la réduction drastique des coûts pour maintenir les prix et les profits. Les gammes sont reconduites, l’innovation est limitée, le travail est intensifié. Or, à partir de 2020, la concurrence mondiale se durcit, de nouveaux modèles sont proposés partout à prix bas, notamment dans les motorisations électriques et hybrides, ce qui met Stellantis dans une situation difficile. Au premier semestre 2024, ses ventes fléchissent de 10 %. S’enclenche alors la spirale classique qui frappe les entreprises misant sur la financiarisation : la confiance des investisseurs fléchit, le cours de l’action dévisse et passe de 26 à 12 euros en 6 mois. La moitié de la valeur boursière part en fumée. Les indicateurs de performance clignotent en rouge, la confiance des investisseurs s’érode davantage… La fragilité structurelle du constructeur automobile apparaît désormais sans artifice. Lourd réveil. Carlos Tavarès est limogé.

Au même moment, la restauration de Notre-Dame s’achève : charpente reconstruite à la main, croisée du transept rebâtie, murs relevés, cloches réparées, orgue rénové… les micro-exploits et les innovations techniques permettent de tenir le pari : la cathédrale rouvre le 7 décembre 2024. Il fallait voir la joie des compagnons et des artisans lors des ultimes séances de photos de chantier, les derniers hommages au travail collectif, les sourires et les pleurs, la connivence de ces héros ordinaires du travail pour saisir ce que peut être la fierté de l’œuvre commune, celle d’avoir contribué, dans un temps record, à restituer plus beau qu’il n’était, un bien qui est à tous.

© David Bordes – Rebâtir Notre-Dame de Paris

Travail invisible – Travail visible

Bien sûr, les histoires parallèles de Stellantis et de Notre-Dame ont leurs logiques propres et comparaison n’est pas raison, mais comme toutes les histoires, elles suggèrent une morale : celle de deux systèmes de valeur, de deux manières de faire de l’économie.

Non pas parce que s’oppose de façon simpliste le capital et le travail, car le chantier de Notre-Dame a aussi pu être réalisé rapidement grâce à l’énorme afflux de capitaux, à tel point qu’à la fin des travaux, il restera encore 160 millions d’euros pour les rénovations futures. De son côté, Stellantis a performé aussi grâce à ses 256 000 salariés. 

Tout aussi abusif serait de contraster la dynamique industrielle de l’économie mondialisée à laquelle Stellantis serait soumis et la nostalgie des métiers anciens ou du temps révolu des corporations dont témoignerait Notre-Dame : non seulement la restauration de la cathédrale a nécessité des innovations technologiques remarquables, mais avec 12 millions de visiteurs attendus désormais chaque année, elle s’inscrit aussi dans l’économie mondialisée.

La morale des deux histoires parallèles, il faut plutôt la chercher dans la condition faite au travail dont chacune d’elle témoigne, en honorant à sa manière le travail humain dans la création de valeur.

Stellantis s’est mis du côté des organisations aux performances abstraites, de l’accélération comme autojustification des stratégies, des leaders médiatisés et surpayés, des storytelling à répétition, de la pression trimestrielle sur les résultats, de l’illusion des ressources humaines illimitées et des coûts toujours plus bas, et finalement du travail invisible, réduit à un coût comptable et dont la réalité est devenue impalpable même pour les clients de produits standard vendus en masse.

Le chantier de Notre-Dame participe à une économie à la fois jeune et de toujours, celle du projet qui mobilise parce qu’il est beau et utile, des biens communs que l’on s’honore de défendre, du respect des matières dont il faut user avec soin, de la pression de l’exploit à réaliser ensemble, de la fierté de produire ce qui durera longtemps ; du travail vivant parce qu’il se regarde comme un accomplissement et se reconnaît à l’évidence dans le résultat final.  

À constater la vive émotion populaire, c’est à cette seconde condition faite au travail qu’aspirent nos sociétés. Pourtant, le monde du travail vivant a encore du mal à s’imposer, malgré les signes qui s’accumulent en sa faveur : désengagement des salariés, thème vague mais obstiné de la quête de sens, fuite symbolique de certains « premiers de la classe » vers des métiers manuels et parfois manifestations collectives de clairvoyance, comme durant le confinement de 2020, les spectaculaires rituels de soutien publics aux travailleurs de la santé – ou, à présent, la longue ovation qui a salué l’entrée dans la nef de Notre-Dame des ouvriers de sa restauration.

Les élites ne pourront pas éternellement ignorer ces signes en les considérant comme de simples bouffées d’émotion qu’on se contente d’applaudir avant de revenir au business as usual. L’histoire de Stellantis montre que ce business peut aussi être à terme un non-sens économique.


Source de l’article : le blog de Pierre-Yves Gomez

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