Voici un monstrueux invasif qui divise. Certains pêcheurs sportifs l’apprécient pour le combat qu’il leur oppose. D’autres accusent le glouton poisson-chat de menacer les espèces jugées plus nobles.
En octobre, après avoir rencontré à Paris un expert en biodiversité, j’ai renoncé au métro pour longer à pied les quais de Seine. Or, voilà qu’en plein cœur de la capitale, j’aperçois un homme, accroché à une fine canne à pêche pliée à quatre-vingt-dix degré, fil tendu vers l’eau sombre. Beau poisson à coup sûr. Et joli spectacle pour le pêcheur que je suis et la dizaine de badauds chanceux qui assisteront au combat. C’est ainsi que les pêcheurs sportifs nomment le long bras de fer engagé entre pêcheur et poisson. Le premier épuisé a perdu. J’ai filmé l’événement : l’ombre de la bête apparait, sa tête émerge mais replonge, jusqu’à ce que l’animal finisse par rendre les armes.
Le quai surplombait la surface de l’eau de plusieurs mètres : si on l’avait tiré hors de l’eau, la grosse prise aurait cassé le fil ; le pêcheur attache donc une corde autour de sa taille, glisse sa canne dans un nœud coulant qu’il descend le long du fil et parvient à y faire passer la tête du poisson vaincu pour le serrer derrière les ouïes. Aussitôt remonté à deux, aussitôt mesuré : deux mètres dix. Vous avez bien entendu, un poisson de deux mètres dix dort sous un pont, au pied de Notre-Dame ! Plus de 70 kilos.
Il s’agissait bien sûr d’un Silure, précisément un silure glane, espèce de poisson-chat géant à énorme bouche, qui envahit nos cours d’eau. Peut-être avez-vous vu une vidéo de ce monstre d’eau douce s’échouant volontairement au bord du Tarn pour gober les pigeons venus s’y désaltérer. Couvert de mucus, l’animal est gluant, semble mou, mais il est robuste et montre une capacité de résistance qui réjouit les pêcheurs sportifs.
À l’attitude des spectateurs parisiens de la scène, on comprenait que la pensée animaliste était passée par là. Quelques gouttes de sang du poisson avaient coulé à cause de son hameçonnage. Le pêcheur rassura une spectatrice apitoyée. La blessure était minime et le poisson solide. Les organes à protéger – deux moustaches et quatre barbillons sensoriels – étaient saufs. Adepte du « no kill » (où le plaisir de ramener le poisson à la maison est remplacé par celui de le photographier puis de le relâcher) l’homme a fait glisser sa capture dans l’eau où elle disparut. Il espère la reprendre dans un, dix, voire vingt ans. Silurus glanis peut peser 130 kilos et vivre jusqu’à 60 ans ! D’ici-là, il aura continué sa vie de grand prédateur, tapis en embuscade au fond du fleuve, ravageur exotique d’espèces plus petites.
Fallait-il laisser mourir le silure devant des citadins horrifiés ? J’ai interrogé mon ami défenseur de la nature : il aurait préféré qu’on le tue. Pas pour le manger, bien qu’on élève ce genre de poisson dans les pays pauvres – la Seine est encore un peu trop polluée – mais pour éviter qu’il ne ruine davantage la biodiversité du fleuve. Nombre de passants auraient été choqués. Dans les couloirs du métro, un lobby animaliste nous a bien imposé ses affiches visant l’interdiction de la pêche à Paris, avec le slogan « Les poissons aussi souffrent, eux aussi veulent vivre ». À entendre les animalistes, le paisible pêcheur à la canne est au mieux tortionnaire, au pire meurtrier.
Bref, le silure peut assassiner tout un écosystème, et nous, pauvre humains, n’aurions pas le droit d’y toucher ? On nage sur la tête.
Cet article est tiré de la Chronique Des Animaux et des Hommes (10/03/2021), produite et diffusée sur ktotv.