Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, propose une réflexion sur la dette, sa représentation dans les esprits d’aujourd’hui, ses conséquences sur l’économie et sur la vie des êtres humains.
“Le salut ne peut venir que des humains, de leurs décisions et de leurs manières de vivre.”
Pierre-Yves Gomez
Après l’éclipse des années « start-up nation » puis du « quoi qu’il en coûte », le montant de la dette publique de la France est revenu au centre de l’actualité politique. Il dépasse 3000 milliards d’euros – soit désormais 110 % du PIB. Plus inquiétant, le coût de cette dette exige chaque année un besoin de financement équivalent à 2 % du PIB, ce qui creuse encore la dette.
Au-delà des appréciations techniques et des nuances que l’on peut apporter sur cette réalité économique, le montant croissant de l’endettement entretient l’idée d’un déclassement de la France, voire un sentiment d’inquiétude à l’égard de l’avenir de notre monde. Car très rares sont les pays qui échappent au phénomène.
Les années folles du capital-roi
Les années 2000, celles de la financiarisation, apparaissent, par contraste, comme des bulles de légèreté optimiste gonflées par l’omniprésence de la rhétorique du capital. Capital qu’il fallait à tout prix valoriser sous toutes ses formes : capital humain, capital social ou relationnel, capital santé ou capital-sommeil… tout était traduit en termes de capital.
La vision était résolument spéculative. L’avenir allait produire des innovations aux rendements si élevés que les dettes présentes seraient mécaniquement absorbées par l’accroissement automatique de la valeur des choses. La hausse constante du prix de l’immobilier était le signe évident de cette mécanique : on s’endettait, mais le prix des biens augmentait toujours, si bien qu’on pouvait revendre plus cher et rembourser sans effort.
Dans l’esprit néolibéral dominant, se considérer soi-même comme un « capital » permettait de se valoriser en tant que « ressource humaine » – dès lors, bien entendu, que cette ressource rencontrait un marché.
Dans les derniers temps de cette euphorie, le penseur anarchiste David Graeber popularisait l’idée que la notion de dette n’est rien d’autre, finalement, que l’expression du pouvoir des dominants sur les dominés (Dette : 5000 ans d’histoire, 2016). Selon lui, la logique financière est toujours au service d’un ordre politique qui place les débiteurs en position de servitude à l’égard des créanciers, en les soumettant à l’obligation juridique de rembourser coûte que coûte. Reconnaître une dette, c’est, au fond, accepter un rapport de force favorable aux plus fortunés.
Le retour du refoulé
Vingt ans plus tard, le rêve spéculatif d’une croissance infinie de la richesse s’est évanoui. Une réalité désagréable est apparue : des milliers de milliards d’emprunts partout accumulés.
Le discours ambiant s’inspire encore de la finance, mais il a changé de tonalité. Il pointe le doigt non sur le capital à valoriser mais vers les dettes qu’il faut désormais assumer : dette publique certes, mais aussi dette des ménages, dette sociale, dette Covid, dette écologique, dette climatique, dette à l’égard des générations futures, et même dit-on, dette de sommeil…, tout est « dette » comme tout fut naguère « capital ».
Renversement qui marque un changement d’époque. L’attente excitée des lendemains lucratifs fait place au souci anxieux des factures qui s’amoncellent. Qui les paiera et comment ? Jusqu’où est-il possible d’être oublieux de la dette dont hériteront les générations futures ?
Toutes les grandes convulsions de l’Histoire ont vu ce type de retournement de discours sur l’argent qui, d’abondant et fécond paraît soudain coûteux et contraint. Pourquoi ? Non pas parce qu’on prend soudain conscience que la dette ne sera jamais remboursée ; il fallait être naïf pour imaginer qu’elle puisse l’être, compte tenu des montants de créances accumulées par tous les pays du monde.
Les convulsions s’annoncent parce que la rhétorique de la dette traduit la prise de conscience d’une responsabilité qu’il faut assumer dès maintenant à l’égard du futur : c’est donc moins le remboursement que l’arrêt de la croissance de la dette qui terrifie. Il nous faut devenir sérieux et économes pour sauver ce qui peut l’être ? Changer nos façons de vivre et nos comportements ? C’est effrayant.
Sauve qui peut
David Graeber imputait l’exigence morale de rembourser et donc la mécanique oppressive de l’endettement aux relents d’une mentalité judéo-chrétienne prêchant les exigences du devoir – au double sens du terme – financier et moral. Mais c’est oublier que, dans cette tradition, la dette des humains envers Dieu s’efface par le salut que Dieu leur propose en retour.
Or, rien de tel dans le grand récit économique contemporain : le salut ne peut venir que des humains, de leurs décisions et de leurs manières de vivre. Le souci de la dette fait prendre conscience qu’il faut sauver les finances publiques, les systèmes de santé et de retraites, l’immobilier, l’agriculture, l’école et les banlieues mais aussi le climat, la planète, les rivières et les espèces menacées… Tout crie au secours ! Le capital n’a donc rien valorisé ?
Le micro-capitaliste désinvolte se découvre surendetté et il s’entend appelé à jouer au sauveur universel. Au-delà du montant objectif des passifs entassés, cette responsabilité charge les dettes d’un poids moral nouveau qui peut lui paraître écrasant. De là viennent les anxiétés, les convulsions mais aussi, jusqu’au bout, on peut en être sûr, le déni souriant des cyniques.
De là, sortira malgré tout un monde nouveau.
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