Par Anne Battestini. « Les Gens que l’on appelle les Français » est une étude née d’une série de questionnements sur la recherche de ce qui unit les Français aujourd’hui : les valeurs, les images, les histoires qu’ils partagent…
Des questions telles que :
1. De qui parle-t-on et à qui parle-t-on quand aujourd’hui on évoque les Français ?
2. Comment se construisent-ils ?
3. Quelles sont les représentations auxquelles ils restent attachées et qui donnent sens à leur mode de vie ?
En effet, les classements par sexe, âge, classe sociale ne rendent pas toujours compte de ce qui construit la collectivité identitaire nommée « Les Français » et comment les individus eux-mêmes construisent leur identité culturelle et sociale.
L’intérêt est donc ici de redonner des clés de compréhension de la société actuelle. En sillonnant divers lieux de France (en termes de région, structure de foyer, âge, profession…) pour repérer les invariants de ce qui constitue une forme de cohésion sociale et culturelle, au travers d’entretiens et d’un décodage sémiologique, cette analyse aborde des thématiques comme la manière dont la classe moyenne se représente culturellement, la manière dont ils conçoivent la structure sociale, leur rapport à l’argent, au travail, à la consommation…
N° 1. Modèle de vie et légendes personnelles : entre pessimisme collectif et optimisme individuel
Dans une société en perte de repères, en crise, avec en sus une surabondance de messages et de représentations médiatiques et politiques, les identités collectives et personnelles sont, aujourd’hui, fortement chahutées. Les parcours de vie ne sont pas linéaires (chômage, familles recomposées, mobilité, déclassement, etc.), les référents institutionnels sont remis en cause… dans ce contexte, plus que jamais, « l’individu n’est jamais autant lui-même (…) que lorsqu’il se laisse disposer par autre chose que lui-même » Cet autre que lui-même est la représentation qu’il peut avoir de la société auquel il se sent appartenir ou dont il se sent éloigné. Ces autres que lui-même sont aujourd’hui nombreux et pluriel : les images dans les media qui parlent des Français offrent un patchwork où il est difficile de se retrouver. Seul le récit de vie aide à se repositionner, à y voir clair dans son parcours individuel pour se replacer par rapport à une histoire et une actualité collectives.
Dans les récits de vie où il se raconte, l’individu témoigne par le choix de ses mots de la manière qu’il a de se montrer à voir, comment il se représente la société et la place qu’il pense y avoir. C’est au travers de cette légende personnelle qu’il évoque le mieux ses modèles de vie, identité personnelle… et qu’il avoue sa complexité.
Au printemps 2011, avant la campagne présidentielle, la France vue par les Français dresse un double portrait : pessimiste et optimiste.
PESSIMISTE sur l’existence à la fois d’une cohésion sociale et des valeurs fédératrices. OPTIMISTE sur la prégnance des valeurs individuelles et des liens sociaux intimes que l’on se choisit. Cela signifie-t-il qu’il n’existe pas de formes de rassemblement collectif ? Que des communautés ? Une société plus individualiste ?
En fait, il existe des sentiments et des attitudes qui se répètent au fil des récits et au sein des foyers. Deux constats qui semblent paradoxaux en émergent…
Le premier tient en l’absence de revendication fédératrice forte (les individus semblent avoir perdu leur ancrage, un sentiment renforcé par la nécessaire mobilité de plus en plus présente, la mixité sociale installée…). Le second constat en revanche signale l’existence d’un esprit français qui s’exprime au fil des discours, en filigrane au travers de l’expression. Un esprit qui se caractérise d’une part, par l’expression d’un orgueil national diffus qui manque d’incarnation, de guides collectifs. Et d’autre part, par la prégnance de la valeur de liberté, une valeur historique qui s’incarne dans le mode de pensée, les déplacements, les plaisirs….
Une liberté malmenée déjà en 2011, elle apparaît comme étant en porte-à-faux avec la réalité sociale et économique qui induit un sentiment de mal-vivre collectif. Au regard des événements des dernières années, ces référents et valeurs sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont mises en danger. La nécessité de retrouver du collectif optimiste est revendiquée.
Le pessimisme est la conséquence de plusieurs facteurs. L’un des principaux facteurs tient en la certitude que ce qui avant pouvait être source de gratification et de plaisir est devenu la cause du mal-être collectif. L’argent et le travail qui font défaut ou quand ils sont présents ne sont pas toujours satisfaisants. Le politique auparavant gage d’avancée sociale est finalement décevant.
Un manque de liberté dans ses capacités d’action sur les événements renforce le pessimisme collectif. Des individus qui se sentent toujours sur-sollicités sans être entendus. Ils sont défiants par rapport aux formes de collectif (tous ensemble) qui ont montré leurs limites (manque de modèles de réussite du collectif).
Les individus ne renoncent pas pour autant au collectif nécessaire et même vital à l’humain (l’homme reste un animal social) mais le collectif est plus limité. Cette limitation leur permet d’avoir une place pour eux. Certains optent pour des nouveaux modèles de vie… quittent la ville, changent d’activité… font le choix de « sortir du jeu », d’être « plus acteur de leur vie »… des initiatives qui témoignent d’une forme d’optimisme individuel et de nouveaux modèles de valeurs plus « identitaires ».
Dans ces nouveaux choix de vie, qui parfois ont été précipités par des ruptures (tel le licenciement), les individus se sentent loin des modèles parentaux qu’ils ont connu. Les plus jeunes savent même que leurs aînés peinent pour les guider. Etant eux-mêmes dans l’inconnu, ils n’ont plus de certitudes à transmettre. Néanmoins, au travers de ces constats pessimistes, des initiatives optimistes ont vu le jour et depuis quelques temps, se transforment en réussites médiatisées. Ces réussites servent de témoignages à ce que l’on nomme aujourd’hui les « créatifs culturels » et que l’on retrouve, entre autres, dans un film comme « Demain » ou sur des sites comme shamengo.com.
Anne BATTESTINI
Docteur en Sciences du Langage, Anne BATTESTINI a été enseignante-chercheure à (Université de Paris III et Paris XII) et directrice conseil au sein d’instituts d’études (Sorgem, A+A Healthcare, Ipsos Media). En 2010, elle a créé une offre d’études et de conseils indépendante : Iconics.biz.
Directement auprès d’annonceurs ou en partenariat avec des instituts d’études, régies publicitaires et agences media, elle conçoit et réalise des investigations qui cherchent à déceler ce qui créé aujourd’hui du sens et révèlent les freins et les leviers à l’adhésion d’un produit, d’un service, d’une marque.
Elle a depuis toujours à cœur de replacer l’humain au centre des problématiques. Ce qu’il ressent, ce qu’il pense, comment il se comporte, comment il se créé des quêtes, comment il se relie aux autres… et de quelles manières se construit son identité personnelle, sociale et culturelle.
Lire la suite :
2 – sous le signe du lien, entre complexité individuelle et mixité sociale
3 – Le social et le besoin de solitude
4 – La société française sous l’œil des Français, les grands écarts