Par Anne Battestini. « Les Gens que l’on appelle les Français » est une étude née d’une série de questionnements sur la recherche de ce qui unit les Français aujourd’hui : les valeurs, les images, les histoires qu’ils partagent…
Des questions telles que :
1. De qui parle-t-on et à qui parle-t-on quand aujourd’hui on évoque les Français ?
2. Comment se construisent-ils ?
3. Quelles sont les représentations auxquelles ils restent attachées et qui donnent sens à leur mode de vie ?
En effet, les classements par sexe, âge, classe sociale ne rendent pas toujours compte de ce qui construit la collectivité identitaire nommée « Les Français » et comment les individus eux-mêmes construisent leur identité culturelle et sociale.
L’intérêt est donc ici de redonner des clés de compréhension de la société actuelle. En sillonnant divers lieux de France (en termes de région, structure de foyer, âge, profession…) pour repérer les invariants de ce qui constitue une forme de cohésion sociale et culturelle, au travers d’entretiens et d’un décodage sémiologique, cette analyse aborde des thématiques comme la manière dont la classe moyenne se représente culturellement, la manière dont ils conçoivent la structure sociale, leur rapport à l’argent, au travail, à la consommation…
N° 8. La liberté existe-t-elle encore ?
La liberté est une valeur constitutive de la société française. Elle renvoie à une histoire et des droits qu’elle a acquis au fil du temps. Cette liberté est chahutée à plusieurs niveaux autres qu’idéologiques comme, par exemple, la liberté de consommer qui peut aussi mener à l’aliénation des individus vis à vis de la société de consommation.
« Je ne crois plus en la liberté, égalité et fraternité. La liberté d’expression… les gens qui sont à l’usine ne s’en sortent pas financièrement alors qu’ils bossent comme des cinglés. Ils sont dans des crédits, ils ne sont pas libres. »
« On vit dans une société trop consommatrice mais je suis formatée, c’est difficile de l’être moins. J’achète des choses dont je n’ai pas besoin. C’est pas bien mais je m’en remets. »
« Maintenant on culpabilise les gens sur le tri sélectif, on embrigade mais je ne suis pas certaine que c’est cela qui va sauver la planète. Est-ce qu’il n’y a pas des choses à plus grande échelle à faire ? »
Ces paroles de Français sur leur rapport à la consommation témoignent de leur tiraillement entre leur affection pour une idée de liberté et le sentiment d’être contraints par des besoins de société et moins des besoins personnels. Une aliénation d’autant plus forte qu’ils y jouent un rôle actif et y prennent plaisir sans trop de culpabilité.
Plus largement, au regard de l’histoire contemporaine, les événements des soixante dernières années éclairent sur l’évolution de la notion de liberté.
Synonyme de lutte sociale et d’idées nouvelles, la liberté fait partie du le code génétique des Français. Ce sont non seulement les divers soulèvements populaires qui ont façonné cet imaginaire collectif mais aussi l’esprit de la création (artistique ou autre) qui s’est répandu dans les mentalités et les comportements. Des valeurs qui se seraient perdues au fil du temps ?
« Les forces de la France, c’est historiquement dans cette capacité de réflexion, de penser, la diplomatie… on devient un peu le Tiers-Monde, il faut peut-être aller dans les villages africains voir comment ils font. On est le Tiers-Monde de la Chine. »
Quelques retours en arrière… D’un certain point de vue, aux yeux de l’histoire dans la mémoire collective,
- 60-70, c’est …
- La liberté sexuelle
- Le combat féministe – l’extension des moyens de santé.
- L’ouverture à la culture pour tous.
- 68 : le désir d’égalité.
« Mai 68, je me sens un peu responsable de ne pas avoir pu faire la révolution, c’était de l’utopie, mes voyages, les lectures… mais peut-être beaucoup d’énergie et peut-être, peu de résultats…»
- 70-80, c’est…
- Les années dites hippies : la communauté, l’amour libre…
- La télévision comme media social
- La transgression joyeuse sans combat.
« Je crois en la vie sur la terre, en l’être humain, ce sont des passerelles qui aident à réfléchir mais les dogmes c’est plus difficile. » (Dominique)
- 80-90, c’est…
- Les golden boys qui réussissent
- Les radios libres, la fête et la musique…
- Les « peurs»: HIV, bioéthique…
- La désillusion, le plaisir devient dangereux…
« Nos parents c’était une génération dorée… Aujourd’hui c’est la galère… »
- 90-2000, c’est…
- La mondialisation et l’écologie
- Internet
- L’apprentissage des codes : la téléréalité, le marketing…
- Les peurs en direct : 11 sept, guerres…
« C’est comme si la technologie avait pris le pas, on a l’impression d’avoir une liberté parce que l’on peut avoir accès à tout, en fait c’est une liberté qui est assez limitée finalement et qu’avant la liberté c’était juste d’aller juste à 40-50 km. C’était déjà juste un voyage même de 10 km »
- Depuis 2001, c’est
- Le terrorisme
- L’uberisation
- Le développement de l’atomisation des comportements
Le contexte socio-économique renforce la peur de la déchéance, la précarité, le sentiment d’être limité dans ses loisirs, ses déplacements et surtout dans les moyens pour satisfaire ses enfants (une fois toutes les charges et besoins vitaux acquittés) mais aussi le sentiment de manquer de temps, d’être oppressés, d’être utilisés, de devoir se positionner, de faire des choix…
Un sentiment d’extension de la liberté individuelle : autonomie, mobilité, découverte, liberté d’expression de soi… grâce notamment :
– au développement des voyages, des récits d’expédition, la connaissance amplifiée sur le monde et l’écologie,
– à l’avancée des technologies qui a repoussé encore plus loin les limites du possible et donc de l’imaginaire,
Mais une réalité sociale et économique qui ferme les possibles. Des situations de crises successives qui révèlent l’impossibilité d’aller plus loin dans la réalisation d’un idéal de liberté accrue. Un milieu du travail ressenti comme de plus en plus pesant. Un rythme de vie qui ne permet pas de profiter.
Une démocratie en demi-teinte. En France, les principes essentiels de la République s’amenuisent :
- Liberté : ils se sentent limités dans leurs actions et l’espace.
- Équité / égalité : la répartition des richesses est inégale.
- Fraternité : l’entre-aide difficile, la société est clivée et très hiérarchisée.
Anne BATTESTINI
Docteur en Sciences du Langage, Anne BATTESTINI a été enseignante-chercheure à (Université de Paris III et Paris XII) et directrice conseil au sein d’instituts d’études (Sorgem, A+A Healthcare, Ipsos Media). En 2010, elle a créé une offre d’études et de conseils indépendante : Iconics.biz.
Directement auprès d’annonceurs ou en partenariat avec des instituts d’études, régies publicitaires et agences media, elle conçoit et réalise des investigations qui cherchent à déceler ce qui créé aujourd’hui du sens et révèlent les freins et les leviers à l’adhésion d’un produit, d’un service, d’une marque.
Elle a depuis toujours à cœur de replacer l’humain au centre des problématiques. Ce qu’il ressent, ce qu’il pense, comment il se comporte, comment il se créé des quêtes, comment il se relie aux autres… et de quelles manières se construit son identité personnelle, sociale et culturelle.
En lire plus :
1 – Modèle de vie et légendes personnelles : entre pessimisme collectif et optimisme individuel
2 – sous le signe du lien, entre complexité individuelle et mixité sociale
3 – Le social et le besoin de solitude
4 – La société française sous l’œil des Français, les grands écarts
5 – Ce que les 24-35 ans apportent comme enseignements sur l’époque