Que peut enseigner à l’entrepreneur le poème Isolement d’Alphonse de Lamartine ? Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie – dont l’objet est de faire advenir plus d’humanités dans nos entreprises – propose une analyse.
Le Texte
Isolement
Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.
…Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine
Questions business soulevées par ce texte de Lamartine
Mon professeur de khâgne n’aimait pas Lamartine. Ce caractère mielleux, ces alexandrins qui s’étirent comme les filaments d’une pomme d’amour dans la casserole d’une fête foraine, ces thèmes devenus poncifs.
Parmi les maîtres de l’alexandrin, on ne ressent pas chez Lamartine la rigueur sèche d’un Racine ni la légèreté amusée d’un Rostand.
Pourtant, pourtant… Et moi je suis pareil à la feuille flétrie : Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !, ça ne manque pas de cachet tout de même.
Et les titres de ses pièces dans le recueil ne sont pas sans lien avec notre quotidien en entreprise : La Gloire, Le Désespoir, Le Génie, L’Homme… sont autant de problématiques que nous rencontrons en notre vaste carrière. Et ici L’Isolement n’est pas sans lien non plus avec une posture de prise de recul, de réflexion, voire de méditation de pleine conscience, tous ces “poncifs” justement du management 4.0. Ah, tiens, d’ailleurs, le recueil s’appelle Méditations poétiques…
L’Isolement
C’est le premier poème du recueil. Si l’on pense “expérience utilisateur”, le lecteur a donc lu Méditations poétiques“(le titre), Ab Jove principium VIRG.(la dédicace, “Commençons par Jupiter”, le début d’un vers de Virgile dans les Bucoliques) et ce titre, L’Isolement.
Lamartine, d’emblée, introduit des tensions :
- Méditations poétiques : tension entre la méditation qui se veut sans intention, sans objectif, et la poésie qui est par définition un acte de création.
- Méditations <=> Jupiter : Jupiter qui règne sur le ciel et la terre est le primat des Dieux, gouverneur si ce n’est leader. On n’appelle pas ici Apollon, dieu des arts, du chant, de la musique. Un Jupiter méditatif ne fait pas partie de l’imagerie populaire.
- L‘Isolement : la tournure même des deux mots (et non pas un seul terme isolé, sans article, comme pour les poèmes Souvenir, Ode, Invocation, Adieu…) évoque une solitude relative. L’étymologie (insula, en latin, île) renvoie à une singularité dans un tout.
Lamartine pose immédiatement la question d’un subtil équilibre entre l’individuel et le collectif, le soi et l’environnement, la réflexion et l’action.
=> Comment abordons-nous cette question d'équilibre(s) ? Avons-nous conscience des tensions, ou plus positivement des lignes de forces, qui traversent notre position dans l'entreprise ? Sommes-nous plutôt dans l'étirement et la souplesse, ou dans le tiraillement et la rupture ?
“Souvent sur la montagne…”
Voilà le narrateur qui fait une pause quotidienne. C’est le manager modèle qui sait prendre du recul, qui a même introduit un temps dédié dans sa routine (Souvent, sur la montagne, à l’ombre d’un grand chêne…).
Il est ouvert à tout (Je promène au hasard mon regard sur la plaine), il est attentif aux détails (Dont le tableau changeant…), il a ritualisé l’exercice : le narrateur coche toutes les cases.
Mais patatras, il y a ce tristement qui teinte tout de négativité : Au coucher du soleil, tristement je m’assieds.
=> Quand il nous arrive de prendre du recul, sommes-nous attentifs aux éléments qui vont bien ou bien allons-nous tristement ? Lors des retours d'expériences, cherchons-nous à égalité les succès et les ratés ? Et lors des évaluations des personnes ? Savons-nous regarder positivement nos journées ?
Ici, gronde le fleuve…
La deuxième strophe cultive, elle aussi, les oppositions, voire travaille les extrêmes :
- Le fleuve (eau courante) est rugissant, tandis que le lac (eau stagnante) est immobile et dormant.
- D’une part, on s’ensevelit (s’enfonce dans le lointain), d’autre part on s’extrait (se lève).
- Au lointain obscur, on répond par la lumière de l’étoile.
Mais contrairement au processus d’entrée dans le recueil où le lecteur passait par toutes ces tensions, le narrateur est ici en dehors de ces contradictions. Il est hors sol. Au fur et à mesure, il se retire du monde. Là où il était encore ancré dans la terre à la première strophe (je m’assieds, à mes pieds), il est devenu insensible au monde. Sa perception même devient de moins en moins matérielle, avec l’évocation d’éléments intangibles : le char vaporeux de la reine des ombres, un son religieux. Tout, même le plus matériel et le plus humain, devient comme un rêve, ou une théorie.
=> Comment restons-nous ancrés dans la réalité ? Comment évitons-nous que nos salles de réunions deviennent "l'ombre d'un vieux chêne" d'où l'on devise sur des éléments devenus irréels ?
Cependant, s’élançant de la flèche gothique…
Dans le poème, tout est en expansion :
- le tableau change,
- le fleuve serpente et s’enfonce,
- Le lac immobile étend ses eaux dormantes,
- l’étoile se lève,
- le crépuscule encore jette,
- le char vaporeux monte,
- un son religieux se répand dans les airs.
Tout ? Non, le narrateur ou la narratrice pour le mieux stagne. Certes, il ou elle parcourt tous les points de l’immense étendue mais cela ne reste qu’un point en effet, non un élément qui s’étire et se développe.
=> sommes-nous en croissance ? Si la question est débattue pour les entreprises, elle ne l'est pas pour les individus. Comment abordons-nous le développement des personnes ? Est-ce un mouvement ou une expansion ? Une évolution (A devient B qui devient C) ou un gain en épaisseur et en profondeur (A, A+B, A+B+C) ?
Une analyse par La Fontaine & Cie
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé
Nous voilà en terrain connu ! Entre nous, le vers semble un peu tomber comme un cheveu sur la soupe. C’est que le narrateur n’a jamais cherché quiconque dans les sept strophes qui précèdent. 27 vers, 336 syllabes, et pas une mention de qui que ce soit inscrit aux abonnés absents.
=> Qu'est-ce qui nous donne de l'énergie ? Qu'est-ce qui nous motive ? Qu'est-ce qui donne de la saveur à notre vie professionnelle ?
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère (…) Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ?
Le narrateur tient quelque chose avec cette idée de “au-delà”, d’au-delà du système solaire physique, du métaphysique. Il entrevoit que sa motivation tient à un dessein qui dépasserait la simple matérialité.
Mais le poème montre une aporie, en contraste du processus d’entrée dans le recueil (Méditations poétiques, référence à Jupiter…) : comment être heureux en dehors du monde ? À quoi sert cette quête d’un bien théorique, ce bien idéal que toute âme désire, Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !
Au fur et à mesure du texte, le narrateur se mutile. S’il avait une dimension physique au début du poème, il disparaît et ne cite plus que ses yeux (deux occurrences), organes physiques mais de pure perception / sensibilité – il est difficile, en 1820, de créer avec ses yeux.
Le poète introduit une ultime tension entre l’au-delà, un dessein immatériel qui nous dépasse, et la matérialité qui contribue à la réalisation de ce dessein. Là aussi, un équilibre continué s’impose.
=> Comment gérons-nous cette relation constante entre la vision et la réalisation ? Comment alimentons-nous la vision ? Comment la rendons-nous crédible par le faire ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi
On comprend bien que le poète se moque du narrateur. Et ce que je prenais pour un élan romantique (Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !) est peut-être une ultime raillerie : qui veut réellement ressembler à une feuille flétrie ?
Le poème nous amène à la notion d’équilibre, de nuance, qui prévaut aussi dans la lecture que nous en faisons. Alphonse, bon coach, nous propose peut-être un exercice pratique dans l’interprétation même du texte.
Ainsi, la quête d’élévation du narrateur n’est pas insensée. C’est l’extraction de toute matérialité qui l’est. La grâce ne vaut que parce qu’il y a pesanteur.
Nous serions une nouvelle version de l’Homme de Vitruve, pris dans des tensions contradictoires, dans une position d’équilibre à renouveler constamment.
Nous sommes au centre, comme l’Homme de Vitruve est au centre de l’univers, et le moindre déséquilibre (trop de matière, trop d’idéel ; trop d’opérations, trop de vision…) conduit inexorablement à un rétrécissement et non à une expansion.
Alphonse de Lamartine pourrait vouloir nous montrer que
- la quête d’un “bien idéal”, pour échapper aux contraintes, amène à une vie théorique, sans sel voire inhumaine
- penser et faire (“méditations poétiques“) est un chemin d’accomplissement
- c’est moins un “être” qui peut manquer, qu’un état d’être en équilibre, en nuance entre ces polarités qui s’opposent.
=> Qu'en pensez-vous ?
Retrouvez la dernière analyse de La Fontaine & Cie : “Climats” : comment s’adapter ? #LaFontaine&Cie