Quels enseignements business tirer de Mémoires d’une jeune fille rangée, premier volet de la trilogie autobiographique écrite par Simone de Beauvoir ? Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une analyse des colères de Madame de Beauvoir.
“L’arbitraire des ordres et des interdits auxquels je me heurtais en dénonçait l’inconsistance.”
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une fille rangée.
L’extrait qui parle de colère
“Je me suis souvent interrogée sur la raison et le sens de mes rages. Je crois qu’elles s’expliquent en partie par une vitalité fougueuse et par un extrémisme auquel je n’ai jamais tout à fait renoncé. Poussant mes répugnances jusqu’au vomissement, mes convoitises jusqu’à l’obsession, un abîme séparait les choses que j’aimais et celles que je n’aimais pas. Je ne pouvais accepter avec indifférence la chute qui me précipitait de la plénitude au vide, de la béatitude à l’horreur ; si je la tenais pour fatale, je m’y résignais : jamais je ne me suis emportée contre un objet. Mais je refusais de céder à cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c’est qu’une phrase négligemment lancée : “Il faut… il ne faut pas”, ruinât en un instant mes entreprises et mes joies. L’arbitraire des ordres et des interdits auxquels je me heurtais en dénonçait l’inconsistance ; hier, j’ai pelé une pêche : pourquoi pas cette prune ? pourquoi quitter mes jeux juste à cette minute ? Partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité. Au cœur de la loi qui m’accablait avec l’implacable rigueur des pierres, j’entrevoyais une vertigineuse absence : c’est dans ce gouffre que je m’engloutissais, la bouche déchirée de cris. M’accrochant au sol, gigotante, j’opposais mon poids de chair à l’aérienne puissance qui me tyrannisait ; je l’obligeais à se matérialiser : on m’empoignait, on m’enfermait dans le cabinet noir entre des balais et des plumeaux ; alors je pouvais me cogner des pieds et des mains à de vrais murs, au lieu de me débattre contre d’insaisissables volontés. Je savais cette lutte vaine ; du moment où maman m’avait ôté des mains la prune saignante, où Louise avait rangé dans son cabas ma pelle et mes moules, j’étais vaincue ; mais je ne me rendais pas. J’accomplissais le travail de la défaite. Mes soubresauts, les larmes qui m’aveuglaient brisaient le temps, effaçaient l’espace, abolissaient à la fois l’objet de mon désir et les obstacles qui m’en séparaient. Je sombrais dans la nuit de l’impuissance ; plus rien ne demeurait que ma présence nue et elle explosait en de longs hurlements.” |
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Questions soulevées par les Mémoires d’une fille rangée
“Je me suis souvent interrogée sur la raison et le sens de mes rages.”
Quand bien même elle décrit ici les choses du passé, Simone de Beauvoir donne une actualité toute présente à cette faculté d’introspection (occurrence du présent, recours à la vérité générale – “je crois qu’elles s’expliquent” -, continuum entre le passé et l’actualité – “je n’ai jamais tout à fait renoncé” -). Dans la distanciation entre le sujet et le narrateur, Simone de Beauvoir s’examine, se restitue, s’analyse, et cherche à comprendre “la raison et le sens” de son comportement.
Prenons un moment pour avoir ce regard sur nos propres réactions et agissements au quotidien dans l’entreprise.
“Un abîme séparait les choses que j’aimais et celles que je n’aimais pas”
Simone de Beauvoir a conscience des biais qui influencent, quand il ne les dictent pas, son comportement. Selon elle, ils peuvent être de nature physiologique (vitalité fougueuse) ou psychologique (extrémisme). Et les conséquences sont, elles aussi, psychologiques (répugnance, convoitises, obsession) et physiologiques (vomissement). On a donc une intrication des domaines dont les nœuds dirigent nos comportements. Si nos entreprises évoquent de plus en plus les écosystèmes (intégration des parties prenantes, économie circulaire, pensée systémique…), avons-nous une bonne connaissance de notre propre système personnel et de ses modalités ?
“Jamais je ne me suis emportée contre un objet”
Simone de Beauvoir est sur le terrain. L’autre intrant de son action est la réalité, la pratique. Et tout le jeu est de ne pas s’arrêter à la représentation powerpoint de cette réalité : je refusais de céder à cette force impalpable : les mots. Les représentations sont malléables, imprécises, fluides. Les choses, la matérialité sont directes, palpables, fatales. Comment, dans l’entreprise, s’en tenir aux faits sans les transformer, sans les dénaturer par nos communications ?
“Ce qui me révoltait c’est qu’une phrase négligemment lancée : Il faut… il ne faut pas… ruinât en un instant mes entreprises et mes joies.”
Simone de Beauvoir a toute sa place parmi les mentors de La Fontaine & Cie et elle annonce tout de go que, oui, les émotions vont de pair avec le quotidien professionnel : mes entreprises et mes joies. Et ce quotidien est semé de violences : révoltait, négligemment, lancée, ruinât, en un instant…
En une phrase, la narratrice condense la multitude de sentiments, de turpitudes, de déchirements qu’une injonction donnée à la légère peut provoquer. Quels sont les Il faut… il ne faut pas… de nos organisations ? N’avons-nous pas recours à ces principes, à ces lignes-guides un peu trop négligemment ?
“Partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité.”
L’extrait entame bien Les Mémoires d’une jeune fille rangée ! Les règles de la bonne éducation ont perdu toute la saveur de leurs justifications. Plus personne n’est en mesure d’expliquer pourquoi il convient de se comporter ainsi : pourquoi pas cette prune ? Pourquoi quitter mes jeux juste à cette minute ? Finalement, la famille, l’organisation, se conforme à des axiomes dont on a perdu toute trace de finalité. La narratrice en vient donc à se révolter contre l’arbitraire des ordres et des interdits.
Des processus, une culture d’entreprise, des méthodes de travail dont les collaborateurs perdraient le sens initial peuvent donc mener à plus de désordre. Nos manières de travailler sont-elles bien vivantes ? Savons-nous bien pourquoi nous faisons les choses dans l’entreprise ?
“J’entrevoyais une vertigineuse absence (…) ; je l’obligeais à se matérialiser.”
Cette absence qui provoque la colère, c’est l’absence de sens, de réponse à la question “pourquoi ?”. Et Simone de Beauvoir anticipe les phénomènes de burn-out ou de bore-out : elle marque combien l’absence de sens déclenche des réactions physiques ! Elle nous appelle à matérialiser ce pourquoi, sans se contenter de mots. L’expression du pourquoi doit être concrète, fatale en somme, pour rassurer les personnes. Une chose est d’exprimer la raison d’être de l’organisation, une autre est de la concrétiser. Où en sommes-nous dans ce travail de matérialisation de la vision de nos équipes ?
L’analyse : comment éviter la colère ?
La Fontaine & Cie vous invite à construire votre propre lecture business. L’analyse qui suit n’est qu’à des fins de fertilisation croisée !
Simone de Beauvoir vient nous rappeler combien l’être humain est complexe (nous sommes un écosystème à nous tout seul) et paradoxal : en effet, elle porte une vive critique aux mots alors même qu’elle s’apprête à écrire une trilogie monumentale (et que l’autobiographie de Jean-Paul Sartre s’intitule Les Mots). Comment donc à la fois fustiger les mots et les porter aux nues ?
C’est que la narratrice mène un travail en séquence pour rendre aux mots leur vraie valeur.
Tout d’abord, elle nous invite à évaluer la nécessité de nos actions. Elle préfigure les recommandations du lean management : une approche terrain, fondée sur l’examen des faits et un diagnostic sur la valeur délivrée. S’il n’y a pas de justification prouvée à l’arrêt des jeux dans le bac à sable, il n’y a pas lieu d’arrêter l’activité hautement réjouissante. Et curieusement, Simone de Beauvoir renverse le lean management : la méthode est souvent perçue comme une source de pression sur les équipes au nom de la recherche de la rentabilité, quand, sous sa plume, c’est bien plutôt une démarche de libération, d’épanouissement des personnes. En effet, en redonnant du sens aux actions, de la valeur aux orientations, d’une part, on apaise les débordements physiques (on ne vient plus débattre contre d’insaisissables volontés), et d’autre part, on libère les potentiels (on ne finit pas enfermés dans le placard à balais).
C’est donc un travail concret sur le sens qui vient redonner de la valeur aux mots. C’est parce que nous voyons s’incarner concrètement la raison d’être affichée urbi et orbi sur nos murs que nous nous engageons dans l’aventure. Il faut le tempérament de Simone de Beauvoir pour y parvenir : il faut en effet comme une intransigeance, une exigence, un “extrêmisme” mu par une “vitalité fougueuse” en somme. C’est en étant exigeant envers soi (d’où le travail sur l’écosystème personnel) et l’équipe, que l’on ne se paie pas de mots et qu’on leur restitue une valeur indispensable à ce travail d’avènement du pourquoi.
Et Simone de Beauvoir de décrire le résultat d’un tel travail : une énergie débordante, capable de briser le temps et d’effacer l’espace. En somme, elle nous décrit une approche pour plus d’engagement et de performance dans nos organisations.
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