Par Pierre-Yves Gomez, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, économiste, docteur en gestion et professeur émérite à EMLYON Business School.
“J’ai profité des semaines estivales pour lire quelques ouvrages sur l’écologie, en particulier celui de Michael Shellenberger Apocalypse zéro, un best-seller paru aux États-Unis en 2020. L’éditeur présente Schellenberger comme un homme engagé depuis des décennies pour la sauvegarde de la Nature (sic), ce qui donne à son ouvrage une autorité morale quand il affirme que le pire ennemi de la défense de la nature, ce sont les écologistes qu’il nomme radicaux.
Non qu’il nie la nécessaire protection des espèces menacées ou l’existence d’un réchauffement climatique mesuré, mais il ne voit aucune catastrophe à venir, aucun risque majeur – tout au moins – pour autant que l’on continue à miser sur le développement de l’économie, de l’industrie et de l’innovation.
En douze chapitres, il apporte la contradiction systématique aux idées reçues sur le changement climatique, la biodiversité ou les limites des ressources exploitables, en s’appuyant sur des anecdotes, des études scientifiques isolées, des observations personnelles et des interviews de personnes éminentes partageant son scepticisme.
À le lire, on peut se persuader que, paradoxalement, c’est l’utilisation des plastiques qui sauvera les espèces en voie de disparition (chapitre 2), que la consommation de viande est bénéfique à l’environnement (chapitre 7) ou que le nucléaire apportera bientôt des ressources énergétiques permettant une croissance infinie (chapitre 9). Shellenberger pourfend les discours des écologistes catastrophistes, il ironise sur ceux qui confondent leur mal de vivre avec la fin du monde, il dénonce leurs duplicités ou leurs errements mystiques sous couvert d’une idéologie plus ou moins scientifiquement fondée.
Tout cela pourrait être stimulant si le livre ne versait pas lui-même dans les excès qu’il dénonce : approximation, caricature et manque de nuances. Au délire apocalyptique, Schellenberger répond par une bouffée d’euphorie fondée sur la croyance en la toute-puissance de la science et de la technologie qui apporteront, grâce au développement économique, la solution à tous les problèmes. Son credo : s’il y avait moins de pauvres dans le tiers-monde, l’environnement serait mieux protégé. Continuons donc de créer des richesses, le reste suivra.
On devine que le livre a connu un grand succès auprès de ceux qui, aux États-Unis comme ailleurs, souhaitent que rien ne soit remis en cause dans leur mode de vie tout en défendant la beauté des paysages et se préoccupant des lointaines espèces à protéger, comme on cherche à maintenir un décor familier. À l’extrémisme atterré des catastrophistes répond l’extrémisme satisfait des immobilistes.
Pour les écologistes raisonnables, qui s’appuient sur une écologie humaine, celle que promeut notre Courant, un tel ouvrage, symétrique de tant d’autres qui annoncent la fin du monde pour la semaine prochaine, permet de relever quelques travers communs aux approches soit catastrophistes soit immobilistes, et qu’il nous faut prendre soin d’éviter.
- Premier travers : la propension à tirer des conclusions générales à partir de faits singuliers ou d’anecdotes le plus souvent très émouvantes : par exemple la mort filmée d’une baleine ou, en sens inverse, le témoignage d’un employé du textile du Bangladesh extrait de la misère paysanne par son travail en usine. Au CEH, nous aimons relayer les expériences personnelles ou collectives positives, qu’il importe de connaître pour ouvrir des possibles. Mais jamais, à partir de telles expériences, nous ne devons être tentés d’en tirer des généralisations. Chaque cas est riche de ce qu’il est et de l’énergie qu’il diffuse. Mais il ne peut prétendre apporter une quelconque solution universelle.
- Deuxième travers : aborder les nombreux problèmes du monde en les isolant et en les examinant séparément. L’apport intellectuel majeur d’une démarche écologique sérieuse est de mettre au jour, quelle que soit la question qui se pose, l’imbrication des causes et des conséquences (comme le montre par exemple la fresque du climat). Tout est lié, et, après des décennies de découpage des problèmes en spécialités et sous-spécialités, l’écologie suggère justement une approche systémique des questions du monde. Cela n’empêche pas d’agir localement (car on agit toujours localement) mais en replaçant lucidement son action, sans inhibition ni naïveté, comme une contribution humble mais nécessaire à un écosystème qui reste global.
- Le troisième travers concerne le rôle que l’on attribue à l’économie. On ne doit ni la mépriser comme le font les catastrophistes considérant le capitalisme comme le père de tous les maux, ni en exagérer le poids, comme le font les immobilistes qui misent sur la technologie et le « niveau de vie » comme solutions et fins uniques. Une écologie raisonnable intègre la dimension économique qui importe à toutes les sociétés humaines, mais elle cherche précisément à l’ordonner à d’autres dimensions qu’elles soient politiques, environnementales voire spirituelles.
Trois travers qui menacent les uns et les autres et qui sont trois balises pour nous.
C’est bien dans cet esprit que s’inscrit notre form’action : tisser des relations, relier des phénomènes, rapprocher des expériences ; ne jamais être donneur de leçons mais inviter à contribuer, à la mesure de chacun, au bien commun en comprenant comment tout est lié.
Raison supplémentaire pour promouvoir la Form’action en ce début d’année et la proposer à celles et ceux qui réclament une écologie raisonnable. D’autant que si les postures extrêmes produisent des best-sellers et des exaltations, elles déçoivent inévitablement tôt ou tard.”