Dans cette chronique, Pierre-Yves Gomez, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, revient sur l’écart abyssal entre les résultats et documents publics du gestionnaire d’EHPAD Orpea et le « travail réel », qui a longtemps attendu d’être dénoncé.
Orpea offre un florilège des aveuglements qu’a généré le capitalisme financiarisé depuis les années 2000.
En révélant des cas de maltraitance systémique dans des EHPAD de la société Orpea, le livre-enquête de Victor Castanet (Les Fossoyeurs, publié chez fayard en janvier 2022) a provoqué une émotion qui va au-delà des questions éthiques qu’il soulève. C’est un système qui est mis au jour et si l’on doit souhaiter un avant et un après Orpea, c’est aussi pour gagner en clairvoyance sur les mécanismes de notre économie.
Car Orpea offre un florilège des aveuglements qu’a généré le capitalisme financiarisé depuis les années 2000. Fondée en 1989, la société est cotée en bourse dès 2002 et elle doit donc dégager des profits suffisants pour assurer la valorisation de son titre. Or, le marché financier attire l’épargne des ménages qui veulent s’assurer un niveau convenable de retraite. Le premier actionnaire d’Orpea est d’ailleurs la caisse de retraite du Canada qui détient 14 % du capital. En raccourci, les futurs retraités espèrent financer leur éventuelle prise en charge par des EHPAD coûteux en investissant dans le capital de sociétés comme Orpea ; mais ils ne saisissent pas que, pour leur assurer des rendements, celles-ci doivent serrer les dépenses… ce qui détériore la qualité des EHPAD.
Souscrire aux bonnes pratiques de gouvernance ne suffit pas
Pour autant, Orpea n’est pas un mauvais élève de l’évaluation sociétale. Sa politique de responsabilité sociale (RSE) est aussi ambitieuse que sa stratégie de croissance et ses efforts en matière environnementale sont aussi bien notés que ses résultats financiers. Elle souscrit aux « bonnes pratiques » de gouvernance, comme l’existence d’un comité RSE et de deux administrateurs salariés au conseil d’administration ou la certification, dès 2023, de 100 % de ses établissements aux normes IS0. Les agences de notation ont salué cette politique par des évaluations excellentes en 2021. Mais trop de lumière aveugle et quand la brillante vitrine sociétale a volé en éclats, on s’est aperçu que, même sans le vouloir, elle masquait l’essentiel, c’est-à-dire la dégradation des services à la personne assurés dans le quotidien.
Les enquêtes en cours mettront sans doute en évidence d’autres points aveugles du système, comme des écarts de rémunération entre les dirigeants et le personnel de terrain si grands qu’ils déforment la réalité de l’entreprise vécue par les uns et les autres, les relations opaques entre Orpea et son environnement politique, mais aussi notre cécité commune qui se fie aux coûts élevés des EHPAD pour nous décharger de notre responsabilité sur le personnel qui accompagne nos ainés.
Comment redonner de la visibilité au travail réel ?
Mais le scandale révèle surtout tout le trou noir qui est au cœur du capitalisme financiarisé : l’invisibilité du travail réel dans les documents et les données publiques. Comment, en effet, un simple journaliste a-t-il pu dévoiler une réalité économique et sociale que des flots d’information, de protocoles et de contrôles ne donnaient pas à voir ?
C’est parce qu’à la différence des évaluateurs patentés, Victor Castanet ne s’est pas contenté d’analyser des chiffres et des discours. Il est descendu dans le concret des activités, il a rencontré des soignants et des patients, il a observé les tâches telles qu’elles se pratiquent au cœur d’un établissement d’hébergement. Il n’a pas cru aveuglément les résultats affichés sans aller vérifier quel travail a permis de les atteindre.
Systématiser les enquêtes de terrain pour comprendre comment se réalise concrètement la qualité des services annoncée, voilà une démarche d’évaluation qui permettrait de porter un regard lucide sur la valeur que crée notre système économique.
Version originale de l’article publié dans Le Monde du 1er mars 2022