Oser la vulnérabilité #Aragon

16 Juil, 2024 | ART & CULTURE, TRAVAIL

Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une rencontre avec le poète surréaliste Louis Aragon. Son recueil de poèmes, Les yeux d’Elsa, une ode dédiée à sa compagne Elsa Triolet, nous emmène sur les chemins de la vulnérabilité.

Une rencontre fortuite avec Aragon

Il y a quelques semaines, parmi les ouvrages à 1$ d’un bouquiniste de New York, gisait sur le trottoir Les Yeux d’Elsa d’Aragon. L’ouvrage paraissait bien vulnérable en effet, soumis qu’il était aux intempéries et à l’incurie des passants. Mais c’est à ce précieux hasard que nous devons la lecture business du jour !

La préface du recueil, signée d’Aragon lui-même, m’a intrigué : c’est un texte technique et programmatique où le poète expose sa démarche et nous fait entrer dans son atelier de confection. Lassé d’être incompris, il dévoile sa méthode. Il se met en vulnérabilité. Le voilà qui met ses secrets de fabrication en open source.

Et cela vaut le coup de venir y puiser : son dessein n’est autre, justement, que de transformer “la faiblesse en beauté”

L’art des vers est l’alchimie qui transforme en beautés les faiblesses

Tout le propos d’Aragon part d’un souvenir d’adolescence avec ces vers de Rimbaud :

Mais des chansons spirituelles

Voltigent partout des groseilles

Le “partout” était en fait une faute de frappe pour “parmi” dans l’édition que détenait le jeune Aragon. Mais, plus tard, il préfèrera toujours le “partout” – erreur pourtant, faiblesse – au “parmi” pour sa puissance créatrice – car le “partout” confère un aspect transitif au verbe voltiger – et par là évocatrice. 

Ainsi, la poésie est bien l’art de transformer faiblesses en beautés.

=> nous arrive-t-il de voir une erreur, une imperfection, une faiblesse advenir en entreprise mais devenir l'origine d'un profit insoupçonné ?

Apprenons l’art mon cœur d’aimer sans espérance

Aragon poursuit en prenant l’exemple de ce vers de Rotrou.
N’a-t-il pas une musique propre, une signification engageante et un tout altier ?
Pourtant, c’est officiellement un vers impropre, avec ce “mon cœur” en incise entre “l’art” et “d’aimer”. 
 
Aragon décortique le vers pour démontrer que le poète fait le choix de la faiblesse – cette incise qui désolidarise “l’art d’aimer” – pour associer intimement “aimer sans espérance”, ce bloc constituant “l’essentiel ici, car ce n’est pas d’aimer qu’il s’agit.”

=> nous arrive-t-il de contourner les règles pour produire l'effet souhaité ? Avons-nous la liberté de remettre en cause l'ordre établi pour faire advenir un profit d'abord insoupçonné ?

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge (…) Comme eux vous fûtes pauvre, et contre eux orphelin

Fort de ces constats, Aragon dresse ensuite la liste des leviers dont le poète dispose pour transformer les faiblesses en beauté, pour faire d’une vulnérabilité un atout puissant.
 
Premier levier : le génie
 
En citant Racine (Athalie, IV, 3), il montre comment une inexactitude (“le pauvre” est d’abord au singulier, puis passe au pluriel) est finalement agréée par tous, au point qu’on invente le nom d’une figure de style (la syllepse) pour bien prouver la supériorité du maître.

=> ce levier-là n'est point le plus facile. Mais pensons-y : quand on est excellent, le recours à la faiblesse, s'il peut déverrouiller quelque situation complexe, peut être pris pour du génie.

Si je publie un nouveau livre de vers, je suis prêt à en montrer la trame, la fabrication, sans plus de honte

Deuxième levier : l’explication
 
Aragon a déjà assorti son précédent recueil, Le Crève-Coeur, d’un “article sur la rime”. Il réitère avec Les Yeux d’Elsa, quand bien même son propos avait été mal compris (“Le poète qui dit comment il fait passe par là pour se vanter, ou manquer aux usages”)
 
Louis Aragon, avec cette démarche, rappelle qu’une faiblesse expliquée brille d’une lumière plus grande. En révélant le pourquoi du comment de sa faiblesse, on éclaire ses collègues d’un contexte, d’un jeu de contraintes, de limites qu’ils ne soupçonnaient certainement pas et qui s’imposent parfois à eux-mêmes. Il y a donc là une extraordinaire valeur à partager ses faiblesses.

=> de prime abord, avons-nous tendance à cacher nos insuffisances au risque de minimiser des risques liés au contexte et à l'organisation que d'autres n'auraient pas vus ?

Pour moi, je n’écris jamais un poème qui ne soit la suite de réflexions portant sur chaque point de ce poème…

et qui ne tienne compte de tous les poèmes que j’ai précédemment écrits, ni de tous les poèmes que j’ai précédemment lus.

Troisième levier : le travail

La faiblesse, chez Aragon, n’est bonne que lorsqu’elle s’insère dans une excellence. Il explique ainsi qu’il prépare l’usage d’une rime pauvre – mais créatrice – dans un poème en y incluant précédemment qu’une multitude de rimes de haut vol. Ainsi l’usage de la faiblesse n’est pas un fait du hasard ou de la paresse : c’est un choix délibéré qui, dès lors, a son potentiel poétique.

Plus loin, il écrit à propos de La Nuit de Mai : c’est précisément la complication du jeu précédent qui m’autorise à mes yeux de me contenter d’une rime (…) faible, faite de deux verbes, à terminaison semblable, à la même personne du même temps (“tremblent” et “ressemblent”) : il a fallu tout ce jeu d’introduction pour transformer cette faiblesse en beauté.

La vulnérabilité n’est donc pas une capitulation devant le médiocre. Le poète fait le choix de l’excellence qui s’exprime dans la faiblesse.

=> le recours à la vulnérabilité nous tire-t-il vers le haut, vers plus d'excellence ?

II n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage

Quatrième levier : la méditation, non pas la méditation de pleine conscience ici, mais plutôt la réflexion.
 
Pas besoin de paraphraser Aragon : Il n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage, et à chaque pas, réinvention de ce langage. Ce qui implique de briser les cadres fixes du langage, les règles de la grammaire, les lois du discours. C’est bien ce qui a mené les poètes si loin dans le chemin de la liberté, et c’est cette liberté qui me fait avancer dans la voie de la rigueur, cette liberté véritable.
 
La faiblesse est jugée dans un contexte particulier. Que ce corpus de règles, d’usages et de modes tombe, et la faiblesse peut devenir une force véritable. Il convient donc de se libérer des carcans pour penser son action et juger de la meilleure.

=> comment nous débarrassons-nous des pensées toutes faites pour poser nos actions librement, indépendamment des jugements et des évaluations ?

C’est un autre usage de la rime classique, qui n’est si belle que d’être faible

Cinquième levier : la sublimation.
 
Dans certaines circonstances, le défaut peut provoquer une ouverture bien plus grande encore que l’excellence. Prenant l’exemple de la rime banale “jour” / “amour”, il explique : “ce genre de rime demande pour moi tout un travail préalable qui explique que j’y fasse appel : par contraste notamment avec des rimes plus inattendues, plus laborieuses, qui rendent à la banalité jour-amour un caractère d’extrême fraîcheur.
 
C’est ce caractère d’extrême fraîcheur qu’il faut aller chercher. Aragon parle aussi d’un “apaisement”, d’une “résolution”, d’une “agréable négligence”. Ainsi on a le droit d’être vulnérable à condition que la faiblesse serve un dessein plus grand, empreint de liberté, donc de réflexion et de travail (voir plus haut).
 
Il en va de nos faiblesses personnelles, mais aussi des carences des autres qui exigent, elles aussi, explication, travail, réflexion et sublimation. Une faiblesse dans une équipe peut être une source de performance parce qu’elle exigera ici solidarité, là innovation, plus loin singularité, ailleurs encore excellence.

=> comment renouveler notre regard sur la faiblesse pour en faire un moteur de performance individuel et collectif ?

Poursuivez votre lecture des travaux d’Alexis Milcent : Comment l’Ingénu développe son génie #Voltaire

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