« Où que me porte mon voyage, la Grèce me blesse ». Je me souviens de ce vers scandant le poème de Séféris, que, dans les années 1970, Mélina Mercouri exilée de son pays par la dictature des colonels, chantait dans toute l’Europe libre. La plainte, « Où que me porte mon voyage, la Grèce me blesse » agissait sur notre conscience d’européens comme un aiguillon. Et comme une espérance pour nos peuples. Un jour la Grèce libre serait accueillie dans une Europe libre. Un jour, les peuples libres de l’Europe s’accueilleront mutuellement.
Ce jour semblait venu le 1er janvier 1981 quand la Grèce fit son entrée dans ce qui s’appelait encore la Communauté européenne. Ce fut la volonté et l’honneur de la France giscardienne de l’y recevoir. Pourtant la Grèce n’avait aucune chance d’atteindre rapidement le niveau de pays industrialisés eux, depuis des décennies. C’était un pays pauvre, mal organisé, sans beaucoup de ressources, sans tradition manufacturière ni étatique solide. Mais ce n’était pas un PIB que nous accueillions dans la Communauté, ni une place financière, ni une perspective d’investissement juteux. C’était un peuple. C’était Athènes et la mer Egée. C’était notre histoire européenne.
Il aurait fallu être conséquent. Déployer un projet politique à la hauteur de cette Europe imaginaire. Ce n’est pas ce que nous avons fait. Quand il fallut donner un témoignage indiscutable de notre destin commun, nous avons accueilli la Grèce dans la zone euro en 1999. En guise de destin, nous lui avons offert un avenir financier. Même s’il était évident que pour tout économiste formé aux travaux de Robert Mundell, la disparité entre les économies nationales jetait sur cet avenir une malédiction initiale.
Pour la démentir, nous avons inondé la Grèce de financements bruxellois. L’objectif était de créer des équipements publics modernes. Les travaux publics, c’est bien connu depuis Keynes, sont les catalyseurs de la croissance économique. Avec l’argent du budget européen, les entreprises européennes ont donc construit des routes, des ponts et, partout, des infrastructures urbaines de style international. J’ai vu, années après années, des places poussiéreuses de villages transformées en squares impeccables avec fontaines et dallages de pierres, comme on en trouve dans les villages de la Costa Brava. J’ai vu l’aéroport d’Athènes, bâti par les Allemands pour les jeux Olympiques de 2004, grandiose temple de marbre à la gloire des voyages de masse, colossale et disproportionné. J’ai vu, entre des villages perdus, des routes asphaltées aussi inutiles que coûteuses à préserver. Problème : ces infrastructures n’ont pas été relayées par le développement d’entreprises nationales. En revanche, elles doivent désormais être entretenues par la puissance publique grecque…
Et pendant ce temps, la Grèce s’est satisfaisait de ces cadeaux imprudents et les Grecs s’enivraient des délices de la nouvelle société de consommation, des hypermarchés qu’inauguraient les firmes européennes, des produits étrangers qu’ils importaient et payaient, entre autres, par les subventions et les crédits européens. On travaillait comme avant, c’est-à-dire au rythme d’une société frugale, mais on consommait au rythme d’une économie vorace. Le petit pays pauvre avait endossé les habits du consommateur obèse. Il y flottait. Il fallait des revenus suffisants pour permettre cette consommation, on augmenta les salaires, on embaucha des milliers de fonctionnaires qui atteignirent près de 20% de la population active, on octroya un système de retraite généreux (du même ordre que celui du Danemark, retraite à 65 ans, 110% du revenu moyen)… Ainsi la boucle économique se bouclait dans une logique intrinsèquement perverse, une illusion commune à ceux qui faisaient des affaires et à ceux qui vivaient à crédit. Une façon libérale de faire l’Europe, libéralisme qui s’exprime, le plus souvent, par la paresse à anticiper les conséquences collectives de choix individuels légitimes mais bornés.
Car à court terme, tout se passait bien. On a oublié aujourd’hui qu’entre 1990 et 2007, ce sont les pays du Sud (et l’Irlande) qui ont tiré la croissance européenne. La Grèce elle-même a vu son PIB augmenter de 4% en moyenne durant cette période (contre 2% pour la France). Débouché pour nos produits, elle était l’espoir de l’économie européenne et la référence du FMI. Les poètes de la finance, qui ne dédaignent pas le lyrisme, parlaient même des « tigres » de la Méditerranée.
Et pendant ce temps aussi, la dette s’accroissait.
La plupart des problèmes monétaires se résument à des questions hydrauliques. Si on verse des liquidités quelque part il faut les prendre ailleurs. Si on les reçoit aujourd’hui sans contrepartie marchande, c’est qu’il faudra les rembourser plus tard. La Grèce s’est donc s’endettée. Pendant des décennies les financements ont été pris chez les contribuables et les épargnants de l’Europe du Nord, dont les banques se sont installées au pays de Diogène pour y faire des affaires, financer les infrastructures publiques et à moindre échelle, les investissements privés. Et aussi vendre, sur leurs propres marchés des capitaux, la belle histoire de la globalisation de l’économie et de la croissance internationale de leurs banques.
La dette s’accroissait elle, toujours. En 2012, elle atteignait 160% du PIB juste derrière celle du Japon (175%).
De fait, depuis 2007, on savait que l’histoire tournait inexorablement mal (et pas que pour la Grèce). L’économie grecque ne créait pas assez de richesse pour rembourser les échéances d’une dette que l’indolence calculée des financiers et des politiques locaux laissait s’accumuler. Il fallait arrêter la pompe à endettement. Habilement, les banques, les assureurs, les fonds de pension et les fonds d’investissement qui détenaient 206 milliards d’euros de créances ont abandonné 50% de leurs créances en échange d’une recapitalisation par leurs Etats effrayés à l’idée d’un effondrement général du système bancaire en cas de défaillance hellène. Ce qui revenait, au final, à transformer des dettes privées en dettes publiques. Ils plaidèrent qu’ils avaient été trompés par les autorités grecques et que les comptes avaient été falsifiés.
On fit semblant de les croire (car au fond, n’est-ce pas le métier du banquier de vérifier les comptes ? et celui d’un fonds d’investissement d’investir prudemment ?). On laissa s’installer l’idée que face aux autres Européens impeccables et sérieux, les Grecs étaient de fieffés coquins et d’invétérés menteurs. Et aussi des fainéants. On dut aux poètes de la littérature financière, cette trouvaille dont on n’a pas mesuré la résonnance culturelle et politique, d’appeler PIGS (en anglais, cela se traduit aussi par salopards), les pays les plus endettés d’Europe (Portugal, Italie, Grèce, Espagne) – une Europe du Sud à laquelle la ligue du Nord de la rationalité financière ne pouvait plus faire confiance. Il est vrai qu’il n’y avait plus d’affaires juteuses en perspective, les finances publiques étant désormais rincées.
Et c’est ainsi que la patrie de Platon, accueillie jadis comme une mère illustre bien que pauvre, devint le sujet de polémiques ordinaires entre les citoyens d’Europe. Les contribuables allemands, français ou lettons se sentent personnellement floués par les Grecs puisque ce sont eux qui sont impliqués maintenant dans le fardeau de la dette. Que devient le grand récit de l’Europe ? Un débat de boutiquiers, des arguties de comptoirs, les arguments d’une comptabilité ménagère qui alimentent le café du commerce européen pour savoir si les Grecs rembourseront ou pas, si leurs retraites ne sont pas indécemment généreuses ou leurs salaires exagérément élevés : le salaire minimum grec n’est-il de 684 euros mensuel contre 218 en Roumanie… C’est la guerre de tous contre tous. Les braves gens de France sont remontés contre les paresseux d’Athènes, les braves gens de Grèce contre les grippe-sous de Berlin et les braves gens de Bucarest contre tout le monde. Les banquiers se sont retirés à pas prudents de ces échanges passionnés. Faute de projet, les politiques de tous bords aboient comme des roquets pour entretenir la discorde.
« Où que me porte mon voyage, la Grèce me blesse ».
Notre mère spirituelle est désormais la cause de la désunion des peuples. Exclure la Grèce de la zone euro est envisagé comme l’ultime punition (comme son accueil au sein de cette zone fût célébré, jadis, comme un don généreux). On a de nouveau évité le Grexit ce 13 juillet, mais pour combien de temps ? L’illusion de croire que l’économie suffit à créer un destin commun nous voulons la faire payer et jusqu’au dernier euro.
Et nous poursuivons encore, inexorablement, tragiquement, le même discours absurde, le même enfoncement borné dans l’économisme globalisé comme horizon, comme solution, comme perspective de destin pour les peuples d’Europe. Un peu comme si pour se relancer, un couple en difficulté ne se parlait plus que des efforts à réaliser sur le budget familial… Austérité est le mot clé. Austérité c’est sérieux, c’est rationnel, c’est civilisé. C’est global. C’est un talisman puisqu’avec un peu d’effort et de sueur… Il suffit de se serrer la ceinture un moment… Peu importe que le plan d’économie lancé par Athènes dès 2009 ait déjà conduit à une diminution de 30% des salaires à niveau de prix constant. Peu importe que le chômage atteigne déjà le tiers de la population active et que le nombre de fonctionnaires ait diminué de 11%. Peu importe que le PIB soit revenu en 2014 au niveau de 1990, après la plus longue période de dépression économique qu’ait connu un pays européen depuis les années 30. Peu importe que la génération qui avait confondu, naïvement, liberté nouvelle et gavage consumériste, cette génération se trouve sans travail, sans perspective, humiliée.
Evidemment, la lutte contre la corruption n’a pas été sérieuse, une corruption massive, multiple, endémique. Ni la lutte contre l’évasion fiscale (vers l’Europe et la Suisse notamment). Les impôts ne rentrent pas et, mis sous pression, les riches s’en vont. Mais nous ne pouvons pas faire semblant de découvrir que l’Etat grec n’a jamais été fort, sauf sous la dictature des colonels (et encore). Pendant des siècles, sous le joug turc, le peuple grec a forgé son identité en résistance à l’Etat ottoman. Cela ne s’efface pas par décision du FMI. Il serait pourtant injuste de croire que les Grecs sont restés inactifs depuis plus de cinq ans. Lorsque l’on compare ce que leur gouvernement leur a fait accepter, en dépit des émeutes et des grèves, aux réformes modérées et vite atténuées que les nôtres ont tentées de mettre en œuvre en France, on se demande s’il est décent de leur donner des leçons de bonne conduite.
Les Grecs ont déjà beaucoup payé, comme les autres Européens ont payé au Portugal, en Espagne ou en Lettonie. Ce n’est pas le refus de l’austérité qui leur a fait voter Syriza en janvier 2015, mais la perspective d’une austérité sans limite. Les partis extrêmes sont les déversoirs des situations extrêmes.
Et ce n’est toujours pas suffisant et ce ne sera jamais suffisant pour rembourser une créance insurmontable, parce qu’elle est une créance sur l’absurdité. La machine à consommer financée par la machine à crédit, c’était un enchaînement halluciné. Que reste-t-il donc quand tout cela s’arrête ?
Ce sentiment que les autres pays endettés, c’est-à-dire tous les pays européens, ont aussi confusément, sentiment que l’abondance facile est derrière nous et qu’il va falloir payer bien que nous soyons incapables de rembourser, les Grecs le réalisent au quotidien. Avant nous.
Car la Grèce ne pourra pas rembourser sa dette, pas plus que le Portugal dès 2017, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la France (ni l’Allemagne, ni les Etats-Unis d’ailleurs). Tous les économistes le savent depuis longtemps. Nous continuons à faire tourner la grande machine hydraulique du crédit pour éviter de l’assumer et en espérant qu’une hypothétique croissance viendra rétablir les comptes, un jour. Quand la réalité dément trop cette romance, comme en Grèce (160% d’endettement !), les discours sur la vertu économique essaient de couvrir les stridences des mécanismes qui se grippent. « La Grèce paiera ! » assène-t-on scrupuleusement à ce petit pays, au cas où de plus gros, comme l’Espagne, se donneraient à d’autres extrémistes du genre de Podemos. « La Grèce paiera !», comme dans les années 1920, on criait « l’Allemagne paiera ! » avec le succès que l’on sait.
Qu’aurait-il fallu faire pour éviter cette tragédie ? Former un projet politique au sein duquel le projet économique aurait été mesuré, établi prudemment, à pas comptés. Soyons pour le progrès, mais pour le progrès lent. Un progrès qui permette à l’environnement des hommes, qu’il soit culturel ou naturel, de s’adapter par étape. L’économie ne peut pas tout et encore moins la planification économique qu’elle soit privée ou issue de l’imagination invisible des marchés. Il faut du temps pour que les équilibres se fassent, pour que les ressources se constituent, les mentalités s’adaptent, les désirs se purifient. Inonder un pays de subventions et de crédits peut avoir le même effet que le déversement d’engrais chimiques sur une terre infertile. A court terme, des moissons, plus tard un empoisonnement massif. Il faut du temps aux sociétés, ce temps dont l’impatience financière et la fièvre consommatrice nous privent. Le temps des hommes que les hommes doivent se réapproprier. Quitte à s’enrichir moins, mais patiemment, et avec sagesse attendre le moment favorable.
Que faut-il faire désormais pour sortir de cette tragédie ? Cesser d’abord d’espérer que tout reviendra comme avant avec un peu de bonne volonté et de croissance. La Grèce est dévastée pour des années. Sans doute pour les créanciers, le moment des invectives achevé, il s’agira d’effacer encore un peu une dette qui ne sera de toute façon pas recouvrée. Et pour les Grecs il faudra accepter le recul de leur pouvoir d’achat et de leur voracité consommatrice. Ce déclin de la consommation frivole, les Grecs le vivront-ils comme une humiliation que leur infligent les gros Européens repus, ou comme la chance de retrouver leur propre rythme, leur propre destin, leur liberté ?
Tout est là. Le peuple grec est placé devant un choix historique : espérer en vain que les illusions d’hier demeurent les illusions de demain, ou se reconstruire en dehors des mirages de l’euro facile. Lentement. On dira que c’est une piètre consolation de se retrouver plus pauvre et de l’accepter. Mais c’est ne pas comprendre ce qui se joue pour nous tous. Ce qui se joue, c’est la sortie d’une ère d’opulence factice qu’il faudra bien négocier tôt ou tard. Ce serait le cadeau de la Grèce à l’Europe, d’ouvrir finalement la voie d’une économie plus frugale, mais solidement reconstruite à partir de nouvelles solidarités sociales, d’une économie collaborative et inventive. Et nous Européens, d’accompagner l’expérience grecque comme une chance pour la maison commune.
Les Grecs ont besoin de dirigeants qui leur donnent pour horizon non pas d’échapper à l’effort mais de convertir l’effort en travail pour transformer leur société. Ils seront ainsi nos éclaireurs.
Reste que cela ne se fera qu’à hauteur d’homme. Car la Grèce ne se réduit pas à une question de gros sous, de notations et de comptabilité publique. La Grèce est un peuple nourri de visages et de voix. Je pense à Christos, à Artémis, à Maria, à Sophie, à Giorgos, à Thalia et tous les autres rencontrés années après années. Je pense aux visages d’amis qui s’estompaient quand le bateau s’éloignait des falaises d’Amorgos ; je pense aux soirées d’interminables discussions, à Pirgos, quand nous étions si heureux d’être européens ensemble et de parler de Paris, de Rome et de Mycènes comme d’escales communes; je pense aux dimanches pluvieux à Athènes où tout est à la fois compliqué et indifférent. Je pense à mes amis grecs, à leurs difficultés et à leur rage et à leur humiliation et leur courage et à leur espérance et au temps qu’il faudra pour réparer les plaies que notre commun égarement a ouvertes. Et je salue le temps des hommes que cela prendra.
Elle reste notre conscience : « Où que me porte mon voyage, la Grèce me blesse ».