Passer à l’agroécologie : risques et bénéfices – Emmanuel Ogier

17 Juin, 2024 | AGRICULTURE, NATURE & ENVIRONNEMENT

Emmanuel Ogier est agriculteur dans le Jura. Il y a quelques années, il a perdu la foi : son métier ne le satisfaisait plus. Il sentait qu’une étape devait être franchie. Il s’est donc converti à l’agriculture biologique. Selon ses dires, il n’a jamais pris autant de risques personnels et financiers dans sa vie. Mais les bénéfices semblent au rendez-vous ! Il raconte.

L’agriculture, une histoire de famille

Emmanuel Ogier, agriculteur : “J’habite dans le Jura, vers les salines royales d’Arc-et-Senans. Je suis marié avec Sophie et nous avons deux enfants, Matthieu et Clémence.

Nous habitons à la ferme de Germigney, sur une exploitation agricole de 273 hectares, où je fais de la polyculture élevage : je cultive des céréales, des oléagineux et de la luzerne et j’ai un petit élevage de génisses Charolaises et Aubracs, pour la vente de viande.

L’agriculture, c’est une histoire de famille. En 1930, mon grand-père s’est installé à Germigney. Il a eu trois enfants, dont deux garçons qui ont aussi attrapé le virus de l’agriculture. Ils ont donc formé un GAEC, un groupement agricole d’exploitation en commun qui regroupe des exploitants familiaux sans perdre leur autonomie.

Quant à moi, je suis arrivé dans notre ferme en 1994. Belle histoire familiale, n’est-ce pas ?

Devenir un agriculteur – chef d’orchestre

Quand j’ai démarré sur la ferme, nous étions en agriculture conventionnelle – une agriculture où l’on prévient maladies et insectes dits nuisibles par des traitements chimiques. Pour être précis, nous pratiquions l’agriculture raisonnée, dont le principe central est d’optimiser la production en maîtrisant les quantités d’intrants chimiques utilisées ; on ne met des produits phytosanitaires que dans la mesure où l’on en a besoin. On raisonne les doses, on adapte tout au plus juste.

Mais en 2018, j’ai décidé prendre une autre direction. J’avais l’envie, le besoin, de me lancer dans une nouvelle aventure, ayant fait le tour de l’agriculture conventionnelle. Au fond, j’étais dans une phase de ma vie où je perdais la foi en mon métier. J’ai donc trouvé le moyen idéal de me relancer : j’ai converti toutes les grandes cultures à l’agriculture biologique qui interdit l’utilisation des produits phytosanitaires. Cette agriculture est basée sur la diversité, sur la vie. Et ça, ça m’allait bien.

En agriculture biologique, l’agriculteur se retrouve au même niveau que les éléments de la nature et doit composer avec. On n’est plus dans la maîtrise, on devient chef d’orchestre, on accompagne le vivant.

Faire une agriculture de liens

Quand je me suis installé à la ferme, j’avais l’idée de faire de l’agriculture, mais en gardant du lien. De fait, pendant mes études agricoles, j’avais une vie étudiante très sympathique ; ça faisait drôle de rentrer sur la ferme familiale et de perdre tous ces liens.

J’avais besoin que ces relations perdurent en vivant mon métier. Et le meilleur moyen de favoriser cela en agriculture, c’est la vente directe et la transformation à la ferme. C’est d’autant plus indiqué que j’ai toujours été intéressé par la gastronomie !

Restait à voir comment faire pour atteindre cet objectif… Deux crises m’ont poussé à agir.

Quand les crises poussent à agir : la vache folle

La première est la crise de la vache folle, en 1995. À cette époque, le cours de la viande a chuté drastiquement ; les consommateurs s’étaient détournés en masse de la consommation de viande de peur d’attraper la maladie de creutzfeldt jakob. J’ai vécu cette crise comme une violente injustice : nous n’avions en rien provoqué cette maladie ; jamais nous n’avions donné de farines animales à nos animaux. Pour autant, on a payé, comme tous les éleveurs de France.

J’ai donc décidé de prendre les choses en main : on a diminué les effectifs du troupeau par deux, on a créé une salle de découpe à la ferme et on s’est lancé dans la vente de viande directe. Au fond, ça a été une première étape pour nous préparer au commercial et au respect des normes sanitaires. C’est ce qui nous a permis de monter en compétences pour atteindre l’étape suivante.

Quand les crises poussent à agir : la chute des cours du blé

La seconde crise s’étend de 1994 à 2005, avec la chute des cours du blé : chaque année, on savait que notre blé allait être payé moins cher que l’année précédente. En tant que jeune, je vivait également cela comme une véritable injustice. Ca m’a, à nouveau, donné envie de reprendre la main.

Le hasard a voulu que je voyage dans l’Ouest de la France. Là-bas, je suis rentré dans un magasin de producteurs. C’était l’un des premiers en France, à l’époque. Et dans ce magasin, j’ai trouvé une bouteille d’huile de tournesol « produite à la ferme ». Je l’ai achetée par curiosité. Quelle magnifique découverte ! Je goûtais pour la première fois le vrai goût du tournesol ! Il s’agissait d’une première pression à froid qui n’avait rien à avoir avec la saveur des huiles proposées dans le commerce.

Il y avait quelque chose à faire ! À l’époque, seuls cinq ou six agriculteurs transformaient l’huile à la ferme en France. L’un d’entre eux m’a ouvert ses portes et m’a gentiment expliqué les bases de la production. On a alors investi dans une première huilerie. Et le 6 janvier 2006 sont sorties les premières bouteilles de l’huilerie Germigney, de l’huile première pression à froid, évidemment !

Transition vers l’agroécologie

On a développé notre production d’huile et sa commercialisation. On a travaillé avec 150 petits magasins. Tout se passait bien. Mais en 2015, sur les marchés, on a commencé à rencontrer des clients qui nous posaient la fameuse question : « votre huile est-elle bio ? ».

On parlait alors d’agriculture raisonnée, ce qui ne convainquait pas ces clients qui se détournaient alors de notre stand sans acheter notre produit. Ce qu’ils voulaient, c’était vraiment du bio. Au même moment, je commençais à perdre la foi dans mon métier ; j’avais fait le tour de la question au niveau de l’utilisation des produits phytosanitaires. Je n’avais plus de matière à travailler. Et puis, on commençait à avoir moins d’oiseaux, moins d’insectes. Autant de signes qui nous faisaient comprendre qu’on était à la fin d’une époque, que c’était le moment de changer. Et voilà que le 10 mai 2018, j’ai signé pour l’ensemble de nos grandes cultures, le passage à l’agriculture biologique.

Ça a été un grand pas en avant. J’ai tout modifié au niveau technique. Sur mon exploitation, on est passé d’une rotation de quatre ans à sept ans, en introduisant de la luzerne, du triticale, du méteil. On a changé notre système : au lieu de désherber les intercultures au glyphosate, on a semé des couverts végétaux pour enrichir en matière organique nos sols. Cela a d’ailleurs permis de lutter contre les mauvaises herbes car ces couverts végétaux secrètent des toxines dans le sol qui empêchent certaines mauvaises herbes de germer.

Altise

Agroécologie : favoriser la biodiversité

Un dernier point a alors émergé : le sujet de la biodiversité ! Une crise (encore une !) m’a fait prendre conscience qu’en tant qu’agriculteur, je devais m’occuper du sujet.

En 2020, on a eu une grosse attaque d’un insecte qui s’appelle l’altise. Jusqu’alors, on vivait avec, de manière pacifique. Elle nous faisait un peu de dégâts, mais ça restait raisonnable. Cette année-là, en revanche, ça a dépassé les bornes : elle a détruit la totalité de ma culture.

L’altise est un insecte qui pond ses larves dans le cœur du colza. Ces larves détruisent ensuite le bourgeon. Et quand le gel passe, le colza est définitivement détruit.

J’ai discuté du sujet avec des chercheurs de l’INRAE. Ils m’ont expliqué que cet insecte avait un prédateur : une micro-guêpe qui vient pondre ses larves dans les larves de l’altise et l’attaque donc, quand l’écosystème fonctionne bien. En général, les larves d’altise sont détruites à 90 % par cette micro-guêpe. Or, les chercheurs ont sillonné les différentes plaines céréalières de France et se sont aperçus que le taux de parasitage était passé de de 90 % à 30-40 %. L’écosystème ne fonctionne visiblement plus de manière adéquate.

Cette micro-guêpe est en train de disparaître parce qu’elle est plus sensible aux insecticides que l’altise. Par ailleurs, en supprimant les bandes herbeuses, on a supprimé ses lieux de vie et de reproduction. Triste cas d’école de ce qu’on appelle la chute de la biodiversité.

Étant passé en agriculture biologique, il fallait que je je cherche une solution adaptée. Depuis trois ans, je me suis lancé dans un programme de réintroduction de la biodiversité qui va durer sept ans en tout.

Bande fleurie sur l’exploitation d’Emmanuel Ogier

Agroécologie : agir sur de multiples facteurs simultanément

À chaque hiver depuis trois ans, donc, je replante un kilomètre et demi de haies. Et tous les 50 mètres, dans mes cultures, je sème une bande de fleurs sauvages, mélangeant huit variétés. Ce sont des lieux qui hébergent des espèces censées nourrir la micro-guêpe.

Pourquoi tous les 50 mètres ? Parce que les chercheurs ont trouvé que la micro-guêpe, du lieu où elle vit, est capable de faire 25 mètres pour coloniser le champ cultivé et donc travailler sur les ravageurs de ce champ sur cet espace-là.

Il me semble très important de rappeler que l’agroécologie est multifactorielle : si l’on ne change qu’une seule variable, on n’est pas sûr d’atteindre des résultats probants. Il faut tout changer, tout repenser. Ce terme est souvent mal employé, mal compris, mais je dirai quand même qu’il s’agit d’être radical, pour se donner toutes les chances de réussir et de faire en sorte que la « soupe » prenne.

Un travail collectif qui porte ses fruits !

Dans toutes ces étapes, j’ai été aidé par de nombreux organismes.

  • Jura Nature Environnement qui a pris à bras-le-corps le dossier de plantation des haies sur le département.
  • La chambre d’agriculture qui alloue un technicien pour suivre la bonne floraison de mes bandes fleuries.
  • La fédération de chasse qui m’a mis en contact avec une technicienne spécialisée en biodiversité. Elle a bâti un protocole pour repérer les insectes dans les bandes fleuries. On s’est aperçu que la vie des insectes était en train de repartir. On a trouvé des syrphes, chrysomèles, coccinelles, papillons, araignées, etc. Et on a repéré à nouveau, cet automne, la micro-guêpe ! Et en quantité importante, qui mieux est !
    Ca nous donne de l’espoir : la régulation, naturellement, est en train de se mettre en place.

Cerise sur le gâteau : on a aussi une petite faune qui réapparait. À ce sujet, je travaille avec la Ligue de protection des oiseaux (LPO). Jean-Philippe Paul décline un protocole de suivi des oiseaux dans la petite plaine où l’on replante. Il a fait un état des lieux avant la plantation, avant toute transformation. Il est en train de dérouler son programme de quinze ans sur quatre points d’écoute, pour repérer les oiseaux qui y vivent.

Et la vie semble repartir ! Cet automne, on a trouvé une bande de busards Saint-Martin, espèce assez rare. Et également des hiboux des marais. Ça donne pas mal de joie !

Busards Saint-Martin

Un encouragement pour ceux qui voudraient sauter le pas

Je crois qu’avec ce passage à l’agriculture biologique, je n’ai jamais pris autant de risques – tant techniques que financiers – dans ma vie professionnelle. Pour autant, je ne me suis jamais senti aussi serein et je peux dire que ça aide à vivre cette grande transformation ; cette paix est ce qui nous accompagne et ce qui nous permet d’aller au bout.”


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