Tugdual Derville, fondateur d’À bras ouverts et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, est intervenu lors de notre forum marseillais sur le thème “de quelle écologie l’humanité a-t-elle besoin ?“. Il propose une grille de lecture pour passer d’un monde d’objets à un monde de relations.
“Pour que l’humanité soit pleinement respectée, les multiples défis qui traversent nos sociétés appellent des solutions fondées sur la nature humaine.”
Tugdual Derville
Des objets qui créent des relations ?
Tugdual Derville : “Vers la fin de sa vie, Gilles Hériard Dubreuil, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine (décédé en mars 2023), avait synthétisé sa pensée. Il répétait souvent : nous devons passer d’un monde d’objets à un monde de relations.”
Cette maxime nous incite à réfléchir aux objets qui nous entourent, que nous manipulons ou… qui nous manipulent. Ces objets génèrent-ils des relations ? Sont-ils au service de nos relations ? Ou, au contraire, font-ils obstacles à nos relations, à leur qualité ? Un simple coup d’œil sur nos smartphones suffit pour valider ces questions tout confirmant qu’il n’est pas facile de trancher. Une éthique de l’utilisation des objets s’impose.
Quand j’ai cherché un exemple d’objet vraiment relationnel, m’est venu à l’esprit la joëlette, invention destinée à des personnes en situation de handicap et à leurs accompagnateurs. Il s’agit précisément de la réinvention de la chaise à porteurs, cette fois munie d’une roue centrale. Grâce à des volontaires – qui tirent ou poussent les brancards de la joëlette – des personnes ayant de lourds handicaps moteurs peuvent ainsi accéder aux chemins de randonnée ou participer aux courses à pieds de masse. Voilà un objet qui – par essence – met en relation tout en ouvrant la possibilité d’une activité qui était interdite. La maxime laissée par Gilles en héritage nous semble un outil d’analyse et de révision de vie précieux dans de multiples domaines d’activité.
Les trois piliers du Courant
Vous savez peut-être qu’avec Pierre-Yves Gomez et Gilles, nous avons choisi et partagé trois piliers pour le Courant pour une écologie humaine, dès son origine :
- La bienveillance, le fait de veiller activement au bien de toute personne et de toutes les personnes,
- Les communs, qu’on peut synthétiser par la nécessité de « créer du commun », de « mettre en commun »,
- La vulnérabilité, reconnue comme une « valeur d’humanité », qui nous met en relation et nous rend tous interdépendants.
Avec la bienveillance, la gestion des communs et l’accueil de la vulnérabilité, nous posons trois exigences positives (et non pas protestataires). En les articulant, nous visons un travail de construction de la société qui peut être enthousiasmant.
Huit critères pour une vie digne
Après l’émergence de ces trois piliers, les années ont passé. Et nous sommes allés plus loin en faisant émerger huit critères pouvant nous permettre de vérifier si un projet, quel qu’il soit, respecte les exigences de l’écologie humaine, telle que nous l’avions définie. Je vais en tenter une brève présentation qui montre qu’ils s’emboitent les uns dans les autres naturellement.
- Le respect de la personne. Nous partons bien sûr de l’être humain, de chaque personne, du respect de sa dignité et de sa vulnérabilité intrinsèques, de sa liberté également, incluant sa capacité d’agir, avec une quête d’autonomie raisonnée, qui ne soit pas individualisme illusoire,
- La réponse aux besoins de la personne. Cette personne ressent tout un éventail de besoins auxquels elle doit pouvoir répondre de façon aussi « participative » que possible : « besoins primaires » (nourriture, chauffage, logement, sécurité) mais pas seulement : accès au travail, à la nature, à la culture, etc.
- L’appartenance à des communautés de confiance. Parmi ces besoins figure celui d’être reliés à d’autres : nous ne sommes pas des îles d’autodétermination et d’autonomie. Non seulement l’être humain a besoin d’autrui pour se connaître et pour être heureux, mais encore, il a besoin d’appartenir à une ou plusieurs communautés. Ces communautés doivent être reconnues et soutenues, permettre à leurs membres d’élaborer ensemble des projets et d’élaborer des règles spécifiques pour assurer leur cohérence et leur pérennité. Le maitre-mot de l’appartenance à une communauté est la confiance.
- L’enracinement territorial. L’une des communauté naturelle dont nous avons besoin est géographique, liée à la proximité des habitants d’un même territoire. Cet enracinement dans un lieu (parfois plusieurs) ne nous relie pas seulement à d’autres êtres humains, qui bénéficient de sa culture spécifique, de son histoire, d’un patrimoine « commun » sans cesse en évolution ; un territoire, c’est aussi une biodiversité, un climat, des ressources naturelles – faune, flore, paysage – étroitement liées à l’humanité… L’accès à ces ressources est un élément-clé de l’épanouissement humain.
- La protection des écosystèmes. Tout naturellement, vient alors le souci de protéger ces écosystèmes qui nous font vivre et – il faut l’espérer – nous émerveillent. Ces écosystèmes culturels et naturels, dont nous sommes les gardiens, méritent d’être protégés, tant pour nous-mêmes que pour les populations géographiquement éloignées mais aussi les générations futures, car nous savons désormais que nos modes de vie ont un impact global et durable.
- L’accès à une information fiable. Pour agir en tous ces domaines, avec une liberté et une responsabilité réelles, nous avons besoin d’être informés de manière suffisante et juste sur les enjeux parfois complexes. Nous avons besoin d’informations fiables, plurielles, vérifiables. Vaste défi ! Enjeu clé à l’ère de la post-vérité, des fake news, de la remise en cause de la confiance dans la science… Ce critère est naturellement relié à tous les autres, notamment aux communautés de confiance, pourvoyeuses d’informations mais qui doivent être ouvertes à la pluralité des informations pour ne pas enfermer.
- Le soutien des institutions. Avec ce qui précède, on mesure que l’écologie humaine ne voit pas la société comme une collection d’individus obsédés par leurs intérêts individuels (par exemple la carotte et le bâton fiscaux) et manipulés par une superstructure étatique tout puissante et omnisciente. Les institutions publiques, à chaque étage de la société, sont vues comme un soutien nécessaire aux projets des personnes et des communautés. Il faut que personnes et communautés puissent intervenir, peser et participer, sans se sentir un pion subissant passivement ces institutions.
- L’accès au sens et à la spiritualité. Vient enfin l’un des propres de l’être humain, qui le différentie des animaux : nous avons besoin de donner du sens à ce que nous vivons (cf. le docteur Viktor Frankl) ; quelque chose en nous nous appelle à nous dépasser, et même à nous « donner ». Cette dimension de transcendance – qu’elle soit religieuse ou pas – nous est pleinement nécessaire. Elle doit être respectée, sinon, nous sommes amputés d’une part de notre humanité. Ce constat tranche – c’est vrai – avec une conception matérialiste de la vie. La question est alors : sommes-nous en capacité de donner à nos existences ce « supplément d’âme », de le recevoir et de le partager pour déployer ensemble notre pleine humanité ?
Trois mots-clés pour avancer
À ce stade, j’ajouterai volontiers trois mots qui peuvent aider à faciliter les chemins de transition vers l’écologie humaine, à tracer ensemble :
- Motivation. J’ose une affirmation : au commencement était l’émerveillement ! Ce n’est pas à mes yeux la déploration qui motive d’abord, mais l’émerveillement. Quand je vois la beauté des calanques – émerveillement premier – je suis choqué ; atterré même – que puissent s’y accumuler des déchets, sur terre et sous l’eau. Mais c’est l’émerveillement originel qui me pousse à m’engager, protester, nettoyer, etc. Cultiver l’émerveillement restera le moteur positif de nos actions ; c’est grâce à l’émerveillement que nous pourrons consentir aux sacrifices exigés. Notons que cet émerveillement est relié à plusieurs critères que j’ai présentés, sans oublier le dernier, celui du sens donné à mon existence : servir la beauté de la planète et de l’humanité.
- Homéostasie. Derrière ce mot médical, s’étend un sens plus global : l’homéostasie est ce qui permet à un système de trouver son équilibre ou de le maintenir au-delà des perturbations qu’il traverse. Avantage : rien n’est figé ; et puisqu’il ne s’agit pas de revenir en arrière, nous croyons toujours que nous pouvons favoriser de nouveaux équilibres. Il appartient en effet à l’être humain d’exercer sa responsabilité pour compenser, par ses actions responsables, les déséquilibres qu’il observe et dont il est bien souvent la cause.
- Démassification. Tout un pan de notre histoire récente s’est orientée vers une forme de globalisation, qui efface ou méprise les particularismes, avec le développement d’un mode de vie occidental qui colonise le monde un peu partout… Technique, santé, commerce, culture, façon de penser sont impactés. Sans prétendre revenir en arrière, l’écologie humaine s’attachera à encourager la démassification, à revenir à hauteur d’homme, aux histoires singulières, aux particularités. En nous éveillant à la singularité de chaque trajectoire, nous contribuons à reconnaitre que la biodiversité à protéger est aussi ou d’abord la biodiversité humaine.
Vous savez sans-doute que de plus en plus de spécialistes de la lutte contre les catastrophes naturelles (dont les conséquences sont souvent liées à nos modes de vie) plaident pour limiter les solutions d’arraisonnement de la nature par toujours plus de technique (par exemple, toujours plus de digues pour se protéger des inondations). Sont apparue les solutions « fondées sur la nature », par exemple, retrouver le lit d’une rivière qui avait été détournée, réhabiliter une plaine d’expansion des crues, etc. Par transposition, à la question “De quelle écologie l’humanité a-t-elle besoin ?”, nous répondrons volontiers en plaidant pour des solutions fondées sur la nature… humaine ! Voilà à nos yeux le meilleur moyen de concilier deux causes indissociables : préservation de l’humanité et des écosystèmes indispensables à notre survie.”
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