Dominique Roques, consultant en parfum naturel, auteur de Cueilleur d’essences (notre coup de cœur lecture de novembre 2023), témoigne de l’importance vitale de ce sens qui relie l’humanité : l’odorat. Il partage également ses trente ans d’expérience en tant que sourceur de matières naturelles pour l’industrie du parfum. Embarquez pour un voyage plein d’humanité qui donne envie de respirer le monde à pleins poumons !
Dominique Roques, consultant en parfum naturel : “J’ai aujourd’hui 70 ans et, depuis plusieurs décennies, j’ai consacré beaucoup de mes activités professionnelles à des sujets dont la nature est le dénominateur commun : les forêts et le parfum. Je suis devenu ce que l’on appelle aujourd’hui un “sourceur”.
Découvrir le métier de sourceur
Les sourceurs sont les personnes qui vont chercher aux quatre coins du globe les ingrédients naturels qui entreront dans la composition d’un parfum.
Toute ma vie professionnelles a donc consisté à arpenter le monde entier pour découvrir – et faire perdurer – les diverses sources du parfums : là où poussent les fleurs, les fruits, les arbres qui produisent résine, écorces, feuilles que l’on retrouve sous des noms plus ou moins connus dans nos flacons de parfum.
L’odorat, un sens parfois oublié
De tous nos sens, l’odorat est celui dont on ne fait pas l’apprentissage ; c’est bien dommage car cela provoque une sorte d’inégalité où certaines personnes vont spontanément avoir ce sens beaucoup plus développé que d’autres.
Car oui, développer son odorat s’apprend ; on ne devient pas expert via un don inné. Les parfumeurs de ma connaissance ont fait au minimum 5 ans d’études ; leur objet principal consiste à apprendre les odeurs et à les mémoriser. En général, ces professionnels sont capables d’en mémoriser plusieurs centaines (entre les naturelles et les synthétiques, il y a plusieurs milliers d’odeurs dans le monde) !
Le plus fascinant est qu’ils sont à même de les convoquer dans leur cerveau et – toujours dans leur tête – de jouer avec, de créer des compositions : “je vais démarrer sur une base de rose, mais peut-être plutôt une rose bulgare qu’une rose turque ; et comme je veux quelque chose de très vert, je vais ajouter une touche de Galbanum. Mais pas trop parce que sinon j’aurais un effet ail qui va me déranger…”
Et ils continuent comme ça, jusqu’à incorporer potentiellement 50 voire 80 ingrédients dans une formule !
L’odorat, au sens primitif du terme, s’est perdu au fil de l’évolution des hommes. Les premiers Sapiens vivaient dans la forêt et devaient leur survie en grande partie grâce à leur odorat – sentir le danger, ce qui est bon à manger ou non. Ce sens est donc absolument fondamental pour les êtres humains.
Heureusement, nous avons conservé l’odorat “plaisir” : celui de la nourriture, des premières odeurs de vie réconfortantes, des autres, etc. Ce type d’odorat joue un grand rôle dans notre bonheur et dans les relations humaines, en général.
Histoire du métier de sourceur : vers une pratique plus éthique
Il est très intéressant de suivre l’évolution du métier de sourceur, originellement appelé “‘acheteur de matières naturelles”.
Pendant longtemps, ce métier était une chasse gardée de l’industrie du parfum ; le secret des sources était jalousement gardé pour capter un maximum de valeur sur ces ingrédients sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit.
L’âge d’or de cette façon de faire pour l’industrie du parfum a suivi l’épopée coloniale ; avec elle, l’occident est entré dans des territoires de plus en plus lointains. Toute société liée à l’industrie du parfum s’est rapidement rendue compte qu’elle avait besoin de points de contacts et de filiales hors de son territoire national : ont alors émergé des comptoirs en Afrique du Nord, au Tonkin, à Cayenne, en Chine…
À cette période, c’était donc l’acheteur blanc qui décidait – parfois férocement – de la valeur des matières premières. À la fin des années 1980, j’ai pu constater que ces pratiques résistaient au temps.
Heureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a eu une sorte de “révolution silencieuse”. À l’occasion de grandes crises, notamment, il y a eu une prise de conscience sur la fragilité et la véritable valeur de ces sources et ces filières ; depuis ces 20 dernières années, on redécouvre les personnes qui sont derrière ces matières premières, leur richesse, leurs héritages. La relation avec les fournisseurs a beaucoup évolué.
Pour donner une illustration concrète de cette redécouverte, si je veux m’approvisionner en essence de rose, je vais – par exemple – aller la chercher chez un distillateur en Bulgarie. Et je vais me poser certaines questions : comment est-ce qu’il produit son essence de rose ? Avec quels matériaux ? D’où proviennent les roses qu’il utilise ? Qui sont les personnes employée pour la culture et la cueillette des roses ? Ces personnes arrivent-elles à vivre de leur salaire ? Travaillent-elles dans des conditions humaines ? Etc.
J’ai découvert toute cette chaîne et ces mécanismes petit à petit, en investiguant. Et j’ai évidemment essayé d’œuvrer à l’ouverture de ces histoires, d’aller à la rencontre des gens les plus lointains, des plus humbles, ces personnes aux métiers inouïs, fantastiques ; il devient alors impossible de rester insensible à leur sort et leurs conditions de vie.
Un métier qui immerge aux sources de l’humanité
J’ai pris conscience assez tard que ce métier nous relie aux sources de l’humanité.
Prenons l’exemple de l’encens : cette résine issue d’un arbre qui pousse quasi exclusivement dans la Corne de l’Afrique existe depuis 5000 ans. L’encens a peut-être été le premier parfum de l’humanité !
C’est en Somalie que j’ai découvert ce produit et que j’ai réalisé – de façon très concrète – que le parfum est l’une des choses qui a réussi à survivre dans l’histoire de l’humanité depuis parfois la très haute Antiquité ; ainsi, les arbres à encens sont les mêmes, au même endroit où la reine Hatchepsout d’Egypte les a vus ! Et les personnes qui récoltent l’encens sont également les mêmes, avec la même culture et le même couteau de récolte qu’il y a 5000 ans.
C’est à la fois vertigineux et bouleversant. Nous avons entre nos mains une lourde responsabilité : celle de faire en sorte que cela continue !
La qualité des matières premières, une priorité !
La qualité des produits qui vont être utilisés est inévitablement fondamentale. C’est ce qui va autoriser la stabilité de la formule finale du parfum ; ce qui permettra à ce dernier de ne pas “dériver” – comme disent les parfumeurs – de ne pas changer d’odeur au fil des années.
La qualité est avant tout une histoire de confiance réciproque entre producteur et acheteur. Le producteur doit être à la fois compétent, avoir du bon matériel et avoir des connaissances suffisantes sur son produit (savoir comment son produit est planté, cultivé, par qui il est récolté, comment, etc.). Quant à l’acheteur, il doit n’avoir qu’une parole, être effectivement présent au moment où la récolte est disponible, ne pas s’amuser à renégocier le prix de cette matière à ce moment-là, etc.
L’enjeu de tout cela est de faire perdurer la ressource, ce bien commun de l’humanité. Car oui, si le baume Pérou n’existait plus parce que le fils de mon ami Franklin préfère rejoindre les Maras qui gèrent le trafic de drogue du Salvador – business bien plus lucratif et beaucoup moins pénible que celui du gemmeur – au fond, ça ne changerait pas la face du monde. Mais ce serait une partie de la merveilleuse diversité de notre monde qui s’effondrerait, une partie de l’histoire de l’humanité qui disparaitrait. Et je ne peux m’y résoudre. Voilà pourquoi je clame depuis si longtemps que la plupart des ingrédients utilisés dans les parfum ne sont pas payés suffisamment cher !
Parfum et paysage
Alors que le parfum est une grande industrie, nous avons la chance – pour la partie “produits naturels” de n’être quasiment que dans des cultures de petite échelle. Même les grands produits comme le patchouli et le vétiver ne nécessitent que de petits jardins.
Dans tous les pays où ces matières premières sont cultivées, elles s’insèrent dans le paysages et – bien mieux – elles contribuent à l’enrichir et à le maintenir. Elle aide parfois même à améliorer la biodiversité locale, voire à l’embellissement du paysage. Une fierté !
La richesse humaine du parfum
Découvrir le monde paysan a été un enrichissement personnel considérable.
Voir comment les gens vivent dans un village du Nord Laos a été une véritable leçon de vie pour moi, par exemple. La façon dont cette population a gardé le sens de la communauté, le respect des traditions et le préservation de leur environnement est édifiante.
Je trouve aussi extraordinaire l’alliance de modernité et de tradition dans les outils et techniques de toutes ces populations. Au Laos, toujours, ils décollent l’écorce de l’arbre à benjoin avec des couteaux forgés dans l’acier des bombes récupérées après la guerre ; ils avaient détecté que cet acier possédait une qualité spéciale produisant des lames particulièrement performantes. Tout est pensé et réfléchi, rien n’est laissé au hasard.
Ces personnes sont absolument merveilleuses.”
L’avenir du parfum
Je pense que l’avenir du parfum est plutôt ensoleillé, notamment grâce aux consommateurs occidentaux qui sont de plus en plus sont curieux de connaître les histoires derrière les produits – dont le sort des producteurs de matières premières.
L’industrie du parfum doit répondre à cette saine pression, en expliquant la provenance, les conditions de production et de récolte des produits. Nous avons donc tous un rôle à jouer pour préserver ces communs de l’humanité.”
Découvrez la version podcast : Plongée au sources des parfums du monde : Dominique Roques