Le vieillissement de la population a conduit à développer une nouvelle discipline médicale qu’est la gériatrie. Cette discipline s’est construite en réaction à la médecine pratiquée durant les années 70, qui s’attachait alors à désencombrer les services des personnes âgées. Il a donc fallu que des médecins se battent afin d’obtenir pour leurs patients âgés un accès au soin. Aujourd’hui, il semblerait que la médecine, par la gériatrie, fasse courir le risque inverse à ses patients, celui de la surmédicalisation. Les questions de la fin de vie, des traitements proportionnés ou disproportionnés, le fait de s’abstenir, de poursuivre, ou de se retirer, sont autant de préoccupations éthiques auxquelles la gériatrie fait face quotidiennement. Et pourtant, c’est une discipline médicale qui semble elle-même fragile, complexe, difficilement appréhendable.
« La médecine de la preuve présenterait des assises fragiles en gériatrie. Le consentement du patient, autre fondement de l’acte médical, est difficile à atteindre. »
En effet, il semblerait que ce qui fait le fondement de la pratique médicale est remis en cause. La médecine de la preuve, de l’Evidence Based Medicine, présenterait des assises fragiles en gériatrie. Le consentement du patient, autre fondement de l’acte médical, est difficile à recueillir. Enfin, la gériatrie elle-même semble divisée dans ses buts : la médecine est le plus souvent soit active, dans le but de guérir, soit « palliative », une médecine plus douce qui accompagne ses patients vers la fin de la vie. Or la pratique gériatrique se trouve aux limites de ces deux médecines. Cette ambivalence amène une difficulté de positionnement. Aussi quel sens donner à cette médecine qui nous semble en quête de but ?[i]
EN QUÊTE DE PREUVES SCIENTIFIQUES ?
Si la pratique actuelle de la médecine est généralement fondée sur des faits et des preuves scientifiques, la gériatrie ne peut décemment offrir ce type de preuve aux patients qu’elle traite. En effet, tous les essais cliniques se font sur des populations pures de pathologies autres que celle pour laquelle ils sont soignés, ce qui signifie que les essais cliniques sont testés sur une population généralement âgée de 40 ans. Ces médicaments sont ensuite donnés à des patients âgés possédant souvent de multiples pathologies et étant aussi traités pour celles-ci. L’information médicale donnée à ces patients est alors délivrée sans preuve. Pour Olivier Saint-Jean, gériatre à l’HEGP (Hôpital Européen Georges Pompidou, AP-HP), si 40% des cancers touchent des personnes âgées de plus de 70 ans, seulement 2% de ces malades sont intégrés dans les essais cliniques. La gériatrie semble donc être une médecine en quête de preuves scientifiques.
EN QUÊTE DE CONSENTEMENT DU PATIENT ?
Si l’ensemble du système de santé s’est refondé sur l’autonomie du patient et, plus précisément son consentement depuis la loi Kouchner, la gériatrie peine à recueillir le consentement des personnes âgées. Le plus souvent celles-ci délèguent à un proche la prise de décision les concernant. Les gériatres ne peuvent donc se baser ni sur le socle solide de la science, ni sur celui, tout aussi solide, de la volonté du premier concerné. Lorsque nos aînés parlent encore, le plus souvent, ils ne se sentent pas encore vieux, mais au moment où nous aurions le plus besoin de les entendre, le plus souvent, ils ne parviennent plus à parler ou, tout du moins, à se faire comprendre.
EN QUÊTE DE BUT ?
La gériatrie se retrouve divisée entre deux notions médicales que sont les soins actifs et les soins palliatifs / d’accompagnement en fin de vie. Comment parvenir à établir la traditionnelle balance entre bénéfices et risques permettant aux médecins de se décider sur l’acte médical à poser ? En effet, une thérapeutique qui est une chance à un moment pour une personne peut devenir à un autre moment une malchance. Un traitement qui était une opportunité peut devenir un acharnement. C’est particulièrement le cas pour la prise en charge cardiologique d’un patient âgé. En effet, un pace maker posé à un patient peut lui permettre de vivre 6 années en plus, de façon tout à fait sereine, avec une bonne « qualité de vie ». Mais si ce même patient fait un grave arrêt cardiaque, que son pace maker relance son cœur, et qu’à l’occasion de cet accident il perd l’usage de la parole, cette même médecine qui lui était bénéfique devient un traitement pouvant être considéré comme déraisonnable. La gériatrie est donc une médecine faite d’encore plus d’incertitudes. Elle manque de critères objectifs pour éclairer les décisions qu’elle prend. Ce qui amène à penser qu’il faudrait un renouvellement de la vision de la pratique gériatrique, non plus uniquement comme science objective, mais probablement comme science humaine ou art prudentiel.
AU CŒUR DE TOUS CES QUESTIONNEMENTS : LA VISION DE LA VIEILLESSE
La gériatrie est traversée par la vision qu’a la société de la vieillesse. Ni plus ni moins. D’un tabou de la mort, certains pensent que nous sommes passés à un tabou de la vieillesse. Vieillesse qui est vécue comme démaîtrise, dépossession, qui se décline sur le langage de la perte. Le but de la médecine serait alors de lutter contre cette « maladie de l’âge ». C’est le concept de la médecine anti-âge (ou transhumaniste). Née aux Etats-Unis en 1990, ce type de médecine consiste à dire que la vieillesse n’est en aucun cas une fatalité mais qu’elle est anormale. La médecine doit donc l’éradiquer grâce au progrès biomédical. Certains médecins allant jusqu’à penser qu’un homme naissant en 2100 pourrait vivre jusqu’à 500 ans. La médecine anti-âge peut se développer d’autant plus aisément que la société cherche à promouvoir un bien vieillir qui serait de l’ordre d’un « vieillissement normal » rendu possible grâce à une hygiène de vie exemplaire. Cette maîtrise de son corps, le fait de prendre soin de soi pour être en bonne santé, font le lit des théories anti-âge conçues comme une lutte contre soi. Il s’agit donc de ne pas vieillir, et par là de ne pas mourir.
La gériatrie est confrontée à la difficulté actuelle de penser la mort dans sa globalité. L’on meurt du cœur, du foie, du rein, écrit Jankélévitch (La Mort). L’on ne meurt donc jamais plus de vieillesse, mais à cause d’un organe défectueux. Dès lors, à charge pour la médecine de réparer les organes et, ce faisant, d’éloigner la mort. Avant de la supprimer ?
« L’on ne meurt donc jamais plus de vieillesse, mais à cause d’un organe défectueux. Dès lors, à charge pour la médecine de réparer les organes et, ce faisant, d’éloigner la mort. Avant de la supprimer ? »
La gériatrie est aussi traversée par la difficulté morale de s’abstenir alors qu’on aurait les moyens techniques d’agir. Car, en s’abstenant de proposer un soin, la conséquence immédiate est que l’on réduit la « quantité de vie » (même si ces décisions se posent aussi pour permettre plus de « qualité de vie »).
Tous ces éléments marquent la complexité de la pratique gériatrique et la difficile orientation des soins qu’il faut trouver.
FARDEAU OU FRAGILITE ?
Il n’est peut-être pas drôle d’être vieux, il n’est peut-être pas non plus bon que le seul regard sur la vieillesse ne s’exerce que par le biais de la médecine. La médecine gériatrique est à réinventer. Elle doit choisir. Doit-elle mettre en avant la science, le progrès biomédical, la technique ? Doit-elle au contraire remettre ce qui fait qu’un homme est homme au centre de ses préoccupations : accepter les limites de la science et les limites de l’homme ? Penser la vieillesse comme fragilité, non plus comme fardeau, rend un espace à l’humanité fragile et blessée, voire souffrante. La question de la gériatrie n’est pas d’abord technique, elle est avant tout existentielle : qu’est ce qu’un homme si on refuse de le penser vulnérable ? La vieillesse, son accompagnement, appellent à un renouvellement du regard sur la vulnérabilité de l’homme, non plus compris dans le langage de la faiblesse, mais compris comme étant une force ; non plus comme une privation de maîtrise, mais comme une bonne nouvelle qui permet à l’homme de se connaître et de s’aimer tel qu’il est, dans le réel d’une vie concrète. La vulnérabilité et la fragilité ne sont pas avant tout à décrire sur le mode de la perte mais à comprendre en tant qu’elles disent quelque chose de profond sur l’humanité. Nous rejoignons alors Paul Ricœur qui, dans Finitude et Culpabilité (tome 2), écrit que « l’homme, c’est la joie du oui dans la tristesse du fini ».
[i] Les travaux du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, particulièrement les débats citoyens intitulés « Et si les vieux vivaient encore – Quelle médecine pour quelle vieillesse ? » sont pour beaucoup dans l’inspiration de cette réflexion, particulièrement le deuxième débat intitulé « L’emprise du biomédical : Opportunité ou malédiction ? », avec la participation d’Olivier Saint-Jean, médecin à l’HEGP, Gaïa Barazzetti, philosophe à Lausanne, Véronique Fournier et Eric Favereau, Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin.