Gilles Hériard Dubreuil, Président du Courant pour une écologie humaine, était l’invité de l’université de la vie 2020, sur le thème “Quel sens à la vie ?”. Dans son discours, reproduit ci-dessous, il propose quelques clés pour comprendre les défis de la modernité et se situer aujourd’hui pour avancer ensemble vers un monde aimable.
MUTATIONS MÉTAPHYSIQUES
Les mutations métaphysiques – c’est-à-dire les transformations radicales et globales de la vision du monde adoptées par le plus grand nombre.
Michel Houellebecq, Les particules élémentaires
Pour se situer, il faut prendre conscience de la mutation métaphysique radicale vécue depuis l’arrivée de la modernité, il y a quatre siècles, et puis celle qui point aujourd’hui, avec la fin de la modernité, emmenant vers une période nouvelle.
Dès lors qu’une mutation métaphysique s’est produite, elle se développe sans rencontrer de résistance jusqu’à ses conséquences ultimes. Elle balaie sans même y prêter attention les systèmes économiques et politiques, les jugements esthétiques, les hiérarchies sociales. Aucune force humaine ne peut interrompre son cours – aucune autre force que l’apparition d’une nouvelle mutation métaphysique.
CARACTÉRISTIQUES DE LA MODERNITÉ
La modernité émerge lors de la Renaissance (René Descartes, Francis Bacon, David Hume, Adam Smith, etc.). Cette mutation métaphysique provoque l’émancipation de l’humain vis-à-vis de Dieu, de la nature, des autres humains.
La nature devient objet d’utilité et de profit, c’est l’utilitarisme. tout est négociable ; humains et nature sont des variables d’ajustement d’un processus de production et de profits.
La réalité est réduite à la vérité scientifique : on ne dit plus rien sur ce qui doit être (David HUME 1730) et réel est ce qui est mesurable (Max PLANK).
Un processus inéluctable de « progrès technico-économique » se déploie, provoquant une inexorable modernisation, subie.
Nous avons du mal à l’expliciter, mais nous sentons que quelque chose est perdu ; ce qui nous semble important, ce à quoi nous tenons, ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et que nous aimerions pourtant garder, soigner, veiller, transmettre.
Dans cette société moderne, les humains sont vus comme individualistes et égoïstes. La société s’atomise. Émerge alors un monde de compétition et d’indifférence réciproque.
La liberté devient le pouvoir réaliser MON désir individuel. Il devient alors difficile aux individus de se coordonner entre eux, chacun se servant, tapant dans la ressource commune jusqu’à qu’il n’y ait plus rien.
Dans ce contexte, il semble que seuls l’État (intérêt général) ou le marché (la main invisible) sont en mesure d’accompagner la marche du progrès. Sans pouvoir intervenir, nous subirions alors les conséquences néfastes résultant des actions de tous les individus – c’est la catastrophe de l’anthropocène…
Quant à ceux qui remettent en cause ce progrès apporté par la modernité, ils sont jugés conservatistes, archaïques, passéistes, réactionnaires, nostalgiques, obscurantistes, voire pire : antimodernes.
Les modernisations, possibilités techniques et économiques s’enchaînent inéluctablement, traduites dans les lois, promues, devenant la norme. Toute contestation est discréditée :
- “Vous allez nous dire « c’était mieux avant », vous êtes passéiste !”
- “Vous rejetez les progrès accomplis, on n’arrête pas le progrès, on n’arrête pas la liberté, la créativité !”
- “Vous vivez dans le registre de la peur du progrès, ces peurs sont infondées !”
Ce temps moderne est terminé (Lire à ce sujet Guardini 1950, la fin des temps modernes), ses conséquences sur le monde vivant, sur la planète, sur l’homme sont désormais dévoilées, il est temps de s’éveiller, de sortir du cauchemard. Pour ce faire, il faut mettre en cause cette anthropologie (vision de l’homme) imposé par la modernité.
VERS UN MONDE AIMABLE
Voici ce vers quoi nous pouvons tendre pour sortir de l’anthropocène : L’INDIVIDU laisse la place à la PERSONNE reliée aux autres et au cosmos, dans une interdépendance consciente et assumée.
Chaque personne apporte une contribution unique au bien commun.
La liberté recherchée n’est pas celle des individus égoïstes, mais celle des personnes reliées aux autres, elle passe par l’autre, par les autres, par la confiance mutuelle.
L’homme a de nouveau accès à la possibilité de refaire avec d’autres un monde aimable (beau, bon, vrai) associant humains et non humains (la fameuse fraternité cosmique chère à François d’Assise).
Il s’agit donc de se situer pour agir dans l’histoire, en prenant de la distance par rapport à la société dans laquelle on vit, en saisissant l’opportunité historique de, non seulement, refuser l’inhumanité, mais aussi bâtir ce monde qui vient, contribuer, y apporter notre part !
L’idée est de ne pas se laisser enfermer dans la dialectique moderne et décliner poliment les disqualifications, en proposant des alternatives :
- non pas “préférer le passé“ mais “reprendre l’orientation de l’avenir“,
- non pas “rejeter la technique“ mais “remettre la technique au service de l’homme“,
- non pas “abandonner la liberté“ mais au contraire “rétablir la liberté de construire avec les autres vivants un monde aimable“,
- non pas “abandonner les acquis des siècles passés“ mais “valoriser et actualiser cet héritage, choisir et transmettre“,
- non pas “abandonner l’idée de progrès“ mais “rechercher un progrès humain intégral (qui englobe le monde vivant, la Terre et les territoires).
Et pour déployer une posture stratégique qui permet de faire advenir un monde aimable, il existe quelques points d’ancrage :
- Identifier les contextes dans lesquels les conditions sont réunies pour ouvrir un chemin d’écologie humaine,
- Réfléchir et agir à hauteur d’homme, construire une société autour des activités de la vie réelle.
- Mettre au centre les personnes vulnérables, les conditions de la confiance.
- Adopter un principe de bienveillance, de fraternité cosmique avec la nature.
- Passer par les humains pour aménager un monde aimable autour de choix complexes.
- Affirmer la capacité des humains à se coordonner pour un bien commun partagé (les communs).
Si nous le voulons, nous pouvons reprendre l’histoire des hommes ! Nous avons aujourd’hui l’opportunité et la responsabilité de jouer notre rôle… “If not us, who? If not now, when?” (Qui, sinon nous ? Quand, sinon maintenant ?)