Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, nous invite à réfléchir, aux côtés d’Hubert Joly et Antoine de Saint-Exupéry, à ce qui est fondamental pour l’être humain. Quelques billes qui faciliteront vos relations en entreprise, en vous faisant trouver votre place, unique et irremplaçable !
“Sur le corps j’ai deux mots à dire. Mais dans la vie de chaque jour on est aveugle à l’évidence. Il faut, pour que l’évidence se montre, l’urgence de telles conditions. Il faut cette pluie de lumières montantes, il faut cet assaut de coups de lances, il faut enfin que soit dressé ce tribunal pour jugement dernier. Alors on comprend…”
Pilote de Guerre, XXI, Antoine de Saint-Exupéry, Éditions Gallimard.
Quelques mots d’introduction
Hubert Joly est l’auteur de The Heart of Business, publié en français en 2022 sous le titre “L’Entreprise, une affaire de cœur”.
Le parcours d’Hubert l’a mené des plus grands cabinets de conseil au redressement de plusieurs multinationales, dont Best Buy, une sorte de Darty à l’américaine.
Dans son livre, il revient sur sa vision des affaires et du management, laquelle s’est inversée au cours de sa carrière : le profit n’est pas un objectif de l’entreprise. C’est une conséquence de trois autres priorités :
- servir un dessein noble,
- mettre la personne au cœur de l’organisation,
- créer un environnement qui permet à chacun de grandir.
Le profit advient quand l’organisation laisse libre cours à l’humanité, en ce qu’elle a de “magique”.
L’une des clés, selon Hubert Joly, de cette formule magique est liée aux relations interpersonnelles.
Une entreprise qui est le lieu de liens entre les personnes est une entreprise sur la voie du succès. Pour ce faire, il nous donne cinq conseils concrets :
- Considérer chaque collaborateur comme une personne unique
- Construire un environnement sûr et transparent
- Encourager la vulnérabilité (retour à Aragon)
- Développer de vraies dynamiques d’équipe
- Soutenir la diversité et l’inclusion
Parallèlement, au mitan de l’été, résonne toujours un peu la voix d’Antoine de Saint-Exupéry, tombé en mer le 31 juillet 1943. Et dans Pilote de Guerre, on trouve ces pages décrivant le départ pour la guerre, lesquelles s’achèvent par un “Les relations comptent seules pour l’homme”.
Comparons les deux ouvrages et voyons donc comment, dans un texte sombre à bien des égards, Saint-Ex éclaire pourtant la problématique managériale soulevée par Hubert Joly.
Soutenir la diversité et l’inclusion
“sur le corps, j’ai deux mots à dire.”
Étonnant début pour un texte qui s’achèvera sur l’importance des relations.
Le narrateur est en plein vol de nuit, c’est la guerre et la défense anti-aérienne est contre lui et son co-pilote. Tandis qu’ils doivent poursuivre pour photographier les étendues qui seront demain le théâtre d’une offensive, les explosions se font de plus en plus proches de la carlingue de l’avion. Et le narrateur d’être comme suspendu dans le temps, pris dans une réflexion qui fait passer l’actualité du combat au second plan. Sa vérité d’homme se détache de la réalité des circonstances.
D’où cette première phrase qui résonne comme une revendication, une revendication de l’être. Le “JE” est enchâssé entre deux modalités de ce fait d’être : le corps (“Sur le corps”) et la parole (“deux mots à dire”). Aux États-Unis, par exemple, il ne convient pas d’être présent en réunion (corps) sans prendre la parole, ce serait perçu comme inutile.
Cela anticipe deux propos d’Hubert Joly en les précisant :
- Hubert oppose le “Cogito ergo sum” de Descartes à un “Ergo videor, ergo sum” (“je suis vu donc je suis”). Si la revendication de Saint-Ex dit bien cette nécessité humaine de la reconnaissance, il n’en déprécie pas la valeur de la pensée, de la réflexion dans laquelle le narrateur s’abandonne justement. C’est même la matrice de ce qui sera vu (ou lu) : il convient donc de penser pour être vu.
- Le corps est bien une modalité de l’être, et c’est un rappel utile dans un monde de conférences en ligne, de communication dématérialisée. D’où le point d’Hubert Joly sur l’importance de la diversité et de l’inclusion, qu’il associe aux thèmes du genre, de la race, de l’orientation sexuelle mais aussi de la diversité cognitive, générationnelle, sociale et culturelle.
=> Saint-Ex nous invite à revisiter nos automatismes et nos évidences. Quelle place donnée dans nos organisations à la pensée, à la parole et au corps ? Encourageons-nous les équipes à penser différemment ? Respectons-nous la parole des uns et des autres ? Intégrons-nous l'hétérogénéité des corps dans nos projets ?
Construire un environnement sûr et transparent
“Dans la vie de chaque jour, on est aveugle à l’évidence.”
Hubert Joly explique qu’il lui a fallu des focus-groups avec des employés issus de minorités, et un coaching inversé, pour prendre réellement conscience des difficultés rencontrées par certains employés.
Saint-Exupéry compare la vie au sol et la vie dans les airs, sous la mitraille ennemie : “Il faut, pour que l’évidence se montre, l’urgence de telles conditions”.
Il en est souvent de même en entreprise : il faut la crise pour voir le problème. À plus petit niveau, il arrive à chacun de préparer une présentation pendant des heures, d’en anticiper le moindre recoin et de prendre conscience d’un élément manquant ou d’une incohérence au moment même de la réunion (“il faut enfin que soit dressé ce tribunal pour jugement dernier. Alors on comprend.”).
Un effet collatéral est la valeur de la crise : chaque crise est l’occasion de révéler “l’évidence”. De là, il faut encourager la transparence pour que les crises ne soient pas cachées (Hubert Joly raconte l’appel à 4h00 du matin de sa directrice du e-commerce pour le prévenir de la panne du site internet de Best Buy à l’orée du plus gros jour de ventes : sans transparence, pas de crise ; pas de crise, pas de révélation du meilleur).
=> Comment rendre visible l'évidence ? Comment développer une véritable empathie vis-à-vis de nos clients, mais aussi de nos collègues ? Comment instiller cette conscience, sans tomber dans la peur ?
Encourager la vulnérabilité
“Et voilà tout à coup que cette illusion s’éboule.”
Saint Exupéry décrit le processus à l’oeuvre dans cette mystification : “Le point de vue que j’adoptais nécessairement était celui de mon corps même.”
Pour Saint-Ex, nous partons d’un soi qui n’est pas soi. On se raccroche au corps comme à la rampe la plus commode pour se situer dans le monde.
Il fait la liste de tout ce que notre corps induit et cela fait nos journées : tâches ménagères, travail, soins…
C’est comme un véhicule qu’on entretient sans jamais se soucier de la destination : “on se moque bien d’un outil qui saute, quand on taille”.
En somme, le plan corporel nous dirige et nous éblouit tout à la fois.
Le corps, c’est du solide, du concret, mais c’est un divertissement. Il cache un autre monde, plus véritable, celui des sentiments et des relations à autrui. Cela renvoie au point d’Hubert Joly sur la vulnérabilité (encore !). Si l’on acceptait de lâcher la rampe, de se défaire de l’armure que le corps fait pour nous, de regarder l’immensité derrière le divertissement, alors une liberté s’ouvrirait à nous et nous serions capable de grandes choses (“le sauvetage de ton fils, la guérison de ton malade, ta découverte si tu es inventeur !”)
=> Quels sont nos freins individuels et collectifs ? Quels sont les boulets qui nous retiennent et qui rétrécissent l'horizon des possibles ?
Développer des dynamiques d’équipe.
“Le feu non seulement a fait tomber la chair, mais du même coup le culte de la chair.”
La question est donc de comprendre comment avoir ce feu, sans être nécessairement sous le feu. Un feu, un flow qui révèle chacun à soi-même : “Il ne se perd pas, il se trouve”.
En relisant les exemples donnés par Saint-Exupéry (le devoir au combat, le sauvetage d’un enfant, la guérison d’un patient, la découverte d’un inventeur), on constate qu’il est question soit de personnes soit d’un projet. Le champ lexical de la projection est d’ailleurs constant dans le texte (“je suis expulsé hors de toi”).
D’où peut-être l’importance relevée par Hubert Joly de la dynamique d’équipe. Pilote de Guerre nous montre qu’il ne s’agit pas d’un élément anecdotique. La relation aux collègues et le projet commun sont essentiels au passage du domaine du corps à l’autre dimension : “L’homme ne s’intéresse plus à soi. Seul s’impose à lui ce dont il est”. Il faut un mouvement, une direction, un sens à l’action commune sinon “lorsque ma signification n’est pas en jeu, je ne conçois point de problème plus grave que ceux de mon corps”.
On voit donc comment l’autre et le collectif (pour parler comme aux JO 😉) sont essentiels pour la révélation personnelle. C’est collectivement que l’on devient individuellement singulier. C’est un cercle vertueux.
=> Qu'est-ce qu'une équipe qui marche ? Comment évaluer sa performance, notamment quand, si l'on suit Hubert Joly, le profit n'est pas l'objectif ?
Considérer chacun comme une personne unique
“Quand le corps se défait, l’essentiel se montre.”
On comprend bien qu’il y a un risque perçu à se défaire de son corps.
En effet, c’est :
- la norme, comme le suggère l’emploi du pronom indéfini “on” (“on s’est tant occupé de son corps !”) par rapport au “tu” dès qu’on est en état de flow : “Ton fils est pris dans l’incendie ? Tu le sauveras !”
- l’apparence, l’essentiel des exemples donnés sont relatifs à l’externalité et non au for intérieur
- l’avoir : c’est un “animal domestique”, plus loin un “vieux cheval”.
Il faut donc oser abandonner toute pudeur pour montrer l’essentiel. Si, pour reprendre la recommandation d’Hubert Joly, la personne se sait considérée comme unique, elle osera se défaire de la norme, de l’apparence et de l’avoir. Elle se permettra la singularité, celle-là même qui nourrira l’intelligence collective dont dépend la rentabilité de l’entreprise.
La relation est donc essentielle à l’homme en un mouvement continu de soi à autrui, et vice-versa. C’est dans la relation que chacun se révèle et se défait du plan basique. Il y a une solidarité tout humaine qui se joue, la fameuse “human magic” décrite en d’autres termes par Hubert Joly.
=> Comment travaille-t-on la norme dans l'entreprise pour développer une culture de la singularité ? Comment forge-t-on une culture qui permette l'éclosion des personnalités ? Comment initier le premier mouvement, tant à la fois de celui qui se défait de son armure et de celui qui aide l'autre à donner le meilleur de lui-même ?
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