Produire en France est-il réaliste ? Sous quelles conditions ? En quoi cela pourrait-il modifier notre rapport à la consommation ? Jérôme Cuny, consultant, chercheur, enseignant en redirection écologique et auteur de Relocaliser, apporte un éclairage rafraîchissant.
Comment la surconsommation est devenue un mode de vie
Jérôme Cuny : “Au fil des siècles, la consommation, la production et l’importation française a bien évolué. Et il est intéressant de constater qu’elle suit la même dynamique que nos impacts environnementaux. L’économie française a commencé à grandir au début du XXe siècle avec un légère accélération entre les deux guerres mondiales. Mais la grande accélération du développement économique et des impacts environnementaux a lieu après la Seconde guerre mondiale.
Lorsque l’on parle de mondialisation, on pense souvent à Internet. En réalité, le facteur clé de la mondialisation a été l’invention du conteneur – ce caisson métallique parallélépipédique conçu pour le transport de marchandises dont les dimensions ont été normalisées au niveau international – dans les années 1960. La globalisation des échanges s’est accélérée dans les années 1990, ce qui a fait exploser la consommation dite de masse : équipement de la maison, loisirs, voyages, vêtements… Et puis, au fur et à mesure, l’apparition de tout ce qui a pu être considéré comme des gadgets et qui ont fini par devenir indispensables : tout l’électronique.
Ces produits, accessibles tant physiquement que financièrement, grâce à une production délocalisée, ont fait exploser surconsommation et passage au “tout jetable”.
Écoutez l’entretien en format podcast :
Relocaliser : consommer made in France ?
Aujourd’hui, ce n’est pas réaliste de penser pouvoir consommer uniquement du made in France. D’abord il faut savoir ce que recouvre cette appellation ; elle est aujourd’hui très floue, partant du simple postulat qu’une partie significative de la valeur ajoutée du produit a été obtenue en France.
Or, quand on fabrique un produit, ce ne sont pas uniquement les dernières étapes qui comptent. Il existe toute une chaîne de valeur qui commence par l’extraction de matières premières, passe par la fabrication de pièces détachées, etc. Nous avons tendance à croire qu’une usine construit tout, mais c’est très rare, en réalité.
Prenons l’exemple du cobalt, que l’on retrouve dans toutes les parties électroniques de vos appareils. Celui-ci est extrait en grande partie au Congo, mais 80 % du raffinage mondial du cobalt est réalisé en Chine. Là, vous n’êtes qu’à 2 étapes, d’une seule composante de tous les circuits électroniques de votre téléphone portable ! Sachant cela, les appellations made in n’ont pas de sens.
Du fait de la complexité de fabrication de la plupart de nos produits, imaginer tout relocaliser en France n’est pas réaliste. Il me semble toutefois souhaitable de ramener le plus grand nombre possible d’étapes de cette chaîne de valeur sur notre territoire pour les produits qui répondent à des besoins essentiels.
Il existe un label, Origine France garantie, qui propose des critères plus spécifiques : 50 % de la fabrication du produit doit être fait sur le territoire français. Aujourd’hui, seuls quelques milliers de produits bénéficient de cette appellation ; c’est donc encore une niche. Mais ça a le mérite d’exister et ça va sûrement monter en puissance : j’ai envie de vous conseiller de vous y mettre !
Relocaliser : réduire notre empreinte carbone
Comment rendre compatible le fait de produire à nouveau sur notre territoire tout en essayant de respecter l’environnement au maximum ?
La bonne nouvelle, c’est que la France produit son électricité à partir de sources décarbonées (nucléaire, en grande partie et énergies renouvelables). Si nous rapatrions certaines industries, dont les plus polluantes (sidérurgie, verrerie, papeterie et chimie) et que nous électrifions ce qui peut l’être de ces industries, nous pourrions diminuer de moitié les émissions de gaz à effet de serre associées. Relocaliser pourrait donc automatiquement améliorer notre empreinte carbone (qui comprend les émissions sur notre territoire et celles associées à nos importations).
Par ailleurs, en ramenant les productions chez nous, nous aurons nos problématiques sous le nez. En délocalisant nos productions, nous avons oublié qu’une usine pose nécessairement son empreinte sur le territoire, dont des externalités négatives : bruit, odeurs, fumées, etc. Peut-être qu’en ayant tous ces impacts sous les yeux, nous serons beaucoup plus conscients de ce qu’impliquent les processus d’usine. Cela nous poussera peut-être à la sobriété ?
Relocaliser : produire autrement ?
Plus les objets sont complexes, plus cela signifie que la chaîne de valeur de leur production est complexe, plus ce sera difficile de les produire en France, voire même, à terme, de les fabriquer en grande quantité (vu les tensions sur l’énergie et les matières premières qui apparaissent).
Produire autrement implique de produire en plus petite quantité, peut-être à la demande – uniquement par des précommandes, ce qui changerait notre rapport à l’objet ?
Et peut-être, en fonction de la complexité du produit, réfléchir à différentes échelles.
Si nous simplifions beaucoup nos produits, peut-être qu’une production purement locale, avec une grosse partie de la chaîne de valeur présente sur un territoire sera possible. Des produits simples, écoconçus, réparables, durables et recyclables.
Dès que l’on passera à un degré de complexité plus important, sans doute faudra-t-il réfléchir à l’échelle régionale, voire nationale, pour combiner des apports de différentes usines en France.
Et pour des objets beaucoup plus techniques et technologiques, on peut réfléchir à un mutualisation non seulement du développement mais aussi de la production à l’échelle européenne.
Relocaliser : passer au tout électrique ?
Qu’en est-il de l’énergie nécessaire au fonctionnement de ces usines ? À l’heure actuelle, environ 45 % de ce qui est produit en France l’est via l’énergie fossile. On aimerait électrifier autant que possible pour réduire les pollutions liées à ces énergies fossiles. Mais – point technique – l’électricité n’est pas une énergie primaire, que l’on peut trouver telle quelle dans la nature. Elle nécessite une transformation pour devenir exploitable, via des éoliennes, des panneaux photovoltaïque ou des centrales nucléaires.
Là où ça devient compliqué, c’est que l’énergie fossile est ancrée dans notre système. En sortir n’est vraiment pas simple. Le pétrole a de nombreux avantages et d’innombrables usages ; dans certains cas, ce sera probablement impossible de le remplacer.
Le RTE, l’institution française en charge de la gestion du réseau électrique à grande échelle, a pour objectif une grande électrification du système, avec, en parallèle, une baisse de 40 % de notre énergie consommée. Il va donc falloir changer les moyens – remplacer au maximum les énergies fossiles – mais il va également être nécessaire de changer nos modes de vies et la quantité d’énergie que l’on consomme.
L’insoupçonné bénéfice des crises
Comment changer notre rapport à l’énergie ? J’aimerais que l’humanité se lance à cœur perdu dans une transformation de la société. Mais c’est compliqué pour une kyrielle de raisons. La plupart étant que l’on a du mal à sortir de notre confort.
En revanche, la guerre en Ukraine a largement impacté nos modes de consommation : via les tensions sur les approvisionnements en énergie, tout le monde a réalisé que l’énergie n’était pas magique. De la même manière, les périodes Covid et post-Covid ont amenés des tensions sur les chaînes d’approvisionnement et nous ont fait réaliser que nous étions dépendants du reste du monde pour accéder à des choses aussi essentielles que les médicaments.
Ainsi donc – malheureusement – dans les 20 dernières années, ce qui a le mieux marché pour nous sortir de nos habitudes de consommation était d’affronter des crises un peu violentes et inquiétantes. Ces crises remettent en cause nos normes sociales et nous font notamment comprendre que la meilleure énergie au monde est celle que nous ne consommons pas.
Relocaliser : remettre l’humain au centre
Il est nécessaire que l’humain soit remis au centre de cette réflexion sur la relocalisation. J’aime beaucoup cette phrase d’André Gorz , un philosophe écologique : une activité économique n’a de sens que si elle est au service d’autre chose que d’elle-même.
Aujourd’hui, notre système socio-économique s’auto-alimente – il existe parce qu’il doit exister ; on ne se pose plus les questions fondamentales : pourquoi fonctionne-t-il comme cela ? Pourquoi existe-t-il ? Quel est son sens et son objectif ?
En repartant de l’humain et des non-humains – la faune et la flore – on a alors une nouvelle perspective, on redonne immédiatement du sens à toutes nos activités.
Pour créer cette nouvelle société, l’humain doit accepter de réfléchir à ce qu’il consomme, à ses besoins essentiels, à la production des objets de son quotidien, à son insertion dans la société et à son implication démocratique. Il va devoir s’engager complètement dans cette reconstruction.
Nous ne sommes pas le centre de l’univers
Pour conclure, j’ai deux messages qui me tiennent à cœur. Le premier, il n’y aura pas de solution technique magique. Nous avons plus besoin d’innovations socio-économiques que d’innovations technologiques. Une innovation socio-économique, c’est revoir notre mode de travail, notre vivre ensemble et s’organiser pour répartir le bien-être le plus équitablement.
Et le deuxième message est : n’oubliez pas de rêver. La notion d’utopie a complètement disparu et est associée à l’idée d’impossible. Alors que Thomas More, dans son idée initiale, voulait explorer les possibles !
Notre société fonctionnait différemment avant et fonctionnera différemment ensuite. Donc rêvez, imaginez, lancez des expérimentations, tentez des choses ! C’est ce qui marche le mieux pour diffuser de nouvelles idées et créer un nouveau monde qui, je l’espère, sera plus juste à la fois entre humains et avec les non-humains.”