Pendant trois décennies, l’orientation des entreprises sur leurs résultats financiers a promu l’individualisation des performances et fragilisé la plupart des collectifs de travail dans les organisations. Après l’hégémonie de l’évaluation financière, quel sera l’effet de la « sociétalisation » en cours depuis le début des années 2010, qui permet aux revendications écologiques, sociales ou politiques énoncées au nom de la « société », de pouvoir orienter l’activité des organisations et de leur réclamer des comptes ? Réflexion de Pierre-Yves Gomez, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine.
L’entreprise, association d’individus travaillant ensemble
La distinction classique du sociologue allemand Ferdinand Tönnies (Communauté et société, 1887) entre les notions d’association et de communauté peut aider à formuler des hypothèses.
L’association suppose qu’un groupe (une équipe, un club ou un parti) soit constitué en vue d’un projet partagé par l’adhésion volontaire d’individus qui le rejoignent ou le quittent librement. De ce point de vue, les collaborateurs d’une entreprise-association entretiennent avec elle des relations purement contractuelles. Ils peuvent les rompre à leur gré car leurs compétences personnelles et leurs capacités à faire du « bon travail » ne sont pas liées à une entreprise particulière mais susceptibles d’être redéployées ailleurs.
La division du travail dans une entreprise-association est donc conçue en activités et en tâches séquencées et indépendantes des personnes, qui, elles, s’inscrivent ou se désinscrivent dans le travail collectif, selon leur intérêt. Telle est la représentation de l’entreprise « moderne », fluide et interchangeable du point de vue du collaborateur, et qui fut exacerbée par la financiarisation.
L’entreprise, communauté de travail
À l’opposé, la communauté est un groupe lié par des relations sociales stables qui déterminent l’identité de ses membres du fait même qu’ils en font partie ; ainsi, on ne choisit pas d’adhérer à une communauté familiale, clanique ou ethnique, on est caractérisé par le fait de lui appartenir.
L’entreprise vue comme une communauté suppose donc qu’il existe une culture, une histoire partagée et une solidarité entre les collaborateurs telles que l’identité du travailleur est nourrie par le « collectif de travail ». Celui-ci constitue pour lui une ressource essentielle pour définir sa place, ses savoir-faire ou pour déployer son chemin d’apprentissage personnel dans la durée. Dans l’entreprise-communauté, la division du travail se voit comme une hiérarchie de compétences interconnectées (l’apprenti débutant, le compagnon expérimenté, le maître confirmé) et elle nécessite des investissements de long terme pour acquérir les exigences communes du « travail bien fait » propre à la communauté.
L’effort politique de la modernité a promu l’émancipation de l’individu à l’égard des contraintes sociales qui pourraient entraver sa liberté de choix. Aussi a-t-il déconsidéré toute forme de communautés au motif qu’elles enferment et réduisent les capacités d’autodétermination individuelles, à l’inverse des associations supposées assurer des relations contractuelles choisies donc flexibles. L’évolution de l’entreprise n’a pas échappé à cette dynamique et la financiarisation l’a même accélérée en exacerbant la dimension individuelle d’un travail de plus en plus régi par des procédures collectives.
Contexte de la sociétalisation et exigence de durabilité
Il ne faut certes pas abuser de l’opposition entre association et communauté, car même dans les entreprises-associations, il reste des réflexes communautaires indispensables pour créer de la cohésion et du sens au travail (voir l’ouvrage coordonné par F. Palpacuer, L Taskin et P.-Y Gomez, L’entreprise comme communauté, 2022). L’opposition des deux idéaux-types reste néanmoins très utile pour repérer les futures tendances concernant les organisations.
Au premier regard, la « sociétalisation » accentue encore la banalisation des entreprises sommées de se conformer aux injonctions écologiques ou politiques de la société par des discours et des engagements de « développement durable ». Elles répondent par de nouvelles normes et de nouvelles prescriptions sur le travail intégrant des dimensions environnementales ou sociétales. Par construction, ces normes sont standardisées et uniformes au point de créer le sentiment, tant chez le client que chez le collaborateur, que les politiques se ressemblent, se valent et, finalement, sont interchangeables – donc sans valeur intrinsèque.
Mais un regard stratégique invite à voir plus loin. Face aux multiples revendications émanant d’une société incertaine, volatile et inquiète de son avenir, l’avantage concurrentiel d’une entreprise portera de plus en plus sur la manière originale de revendiquer un impact positif clair sur son écosystème. La production de cet impact deviendra le moteur de sa création de valeur économique et de sa différenciation.
Or, obtenir et conserver un tel avantage suppose un engagement durable des collaborateurs, détenteurs des compétences, mais aussi de l’énergie et des convictions pour « faire la différence ». À rebours d’une logique de pure association de compétences, participer à un développement « durable » implique des communautés de travail elles-mêmes suffisamment stables et solidaires pour déployer, dans le temps, un savoir-faire né du « travail-ensemble », d’un partage d’aspirations et de confiance, et qui devient, de ce fait, unique en matière d’impact.
Les exigences foisonnantes dues à la sociétalisation pourraient ainsi trouver des réponses à la fois crédibles et rassurantes dans un retour des entreprises-communautés.
Version originale de l’article publié le 07/02/2023 dans Le Monde
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