Véronique Chable, biologiste et agronome à l’Institut National de la Recherche Agronomique et de l’Environnement (INRAE) depuis 40 ans, invite à questionner notre rapport au vivant via cette chose minuscule et ô combien stratégique qu’est la semence.
La semence, socle de l’agriculture
La naissance de l’agriculture, il y a 10 000 ans, fut rendue possible par un processus de domestication des plantes qui passèrent du statut “sauvages” à “cultivées”. À la racine de cette révolution : la semence ; elle permettait de perpétuer les récoltes, voire d’en déterminer les caractéristiques espérées sur un territoire donné. La semence, clé de nos civilisations.
Au plan biologique, une semence est portée par une graine chargée d’une information. Ainsi, quand nous évoquons la semence, nous parlons à la fois de la graine et de l’information qu’elle véhicule de génération en génération. Et cette information est précisément le fruit d’une sélection. Pendant des milliers d’années, cette sélection fut effectuée par des paysans. Mais depuis le siècle dernier, des professionnels de la sélection ont préempté cette tâche.
La sélection des semences – qui a longtemps échu aux femmes – dépendait de multiples facteurs tels que le climat, la pratique agricole, le lieu ou les qualités gustatives recherchées. Ce savoir-faire – le maintien, à travers les âges, des caractéristiques et des informations contenues dans la graine, à travers un soin et une attention particulière – est perdu pour la plupart des agriculteurs. Fort heureusement, partout dans le monde aujourd’hui, certains réinventent la semence paysanne.
Sélectionner des semences : une tâche délicate
Il existes des différences majeures, selon les types d’agriculture, quant à la conservation et la sélection des semences.
Dans le cas d’une culture de céréales, la semence fait directement partie du produit : lors de la récolte du blé, une grande partie est gardée en semences – c’est généralement la partie la plus choyée du champ ! S’ensuit un tri pour déterminer si le type de semence voulu sera à conserver ou s’il est nécessaire de le faire évoluer vers d’autres caractères.
Pour récolter les semences des plantes légumières, en revanche, il est parfois nécessaire de patienter une année de plus suite à la récolte. La plante doit bénéficier de soins particuliers pour pouvoir germer sans maladie.
Toute semence paysanne connait une évolution naturelle, en fonction du climat, des sols sur lesquels elle s’épanouit et de la pratique des agriculteurs. Ces semences s’adaptent naturellement à leur environnement : elles sont hétérogènes – toutes génétiquement différentes – et se déploient continuellement en harmonie avec les facteurs extérieurs.
Les semences modernes issues des semenciers professionnels, en revanche, sont stabilisées génétiquement ; elles sont homogènes et ne sont plus en capacité de suivre cette adaptation naturelle. Pour les faire évoluer, le sélectionneur réintroduira souvent un nouveau caractère par des moyens biotechnologiques.
Pourquoi les semences paysannes sont moins appréciées du marché
Les semences paysannes n’ont jamais été vraiment interdites mais leur place sur le marché est difficile à trouver.
De fait, en parallèle de l’industrialisation du secteur semencier, il y a l’industrialisation de l’agroalimentaire ; l’agroalimentaire est constitué de chaînes industrielles qui nécessitent des produits stables et homogènes, tant sur un territoire que d’une année sur l’autre. Pourquoi ? Parce que le process est précis ; les industriels ne peuvent pas en changer à chaque remorque de blé.
Derrière cette industrialisation de l’alimentation, il y a la volonté de diminuer la part du budget “nourriture” des citoyens. Les semences paysannes ne peuvent alors correspondre aux critères exigés.
Ce n’est donc pas un hasard si les semences paysannes ont pu se redéployer avec l’agriculture biologique. Car derrière l’agriculture biologique se trouve un véritable programme de société ; c’est une vision du monde qui est totalement différente de la vision industrielle, favorisant le soutien du marché local et la transformation à la ferme.
Dans ce type de contexte, on peut reprendre des semences paysannes qui, elles, optimisent leur terroir et peuvent être valorisées via des produits de grande qualité – mais toujours différents. C’est la diversité dans les champs que l’on retrouve dans les assiettes !
Quand le paysan perd le savoir-faire lié à la semence
L’histoire du marché des semences commence dès le XVIIIe siècle, avec les semenciers Vilmorin puis Clause, encore connus des jardiniers. À cette époque émergent de nombreux petits semenciers de niche. Or, durant la deuxième moitié du XXᵉ siècle, les multinationales de l’agrochimie rachètent toutes les maisons de semences. Elles sont 3 aujourd’hui à couvrir 60 % du marché des semences.
L’objectif de ce nouveau marché était de s’orienter vers des variétés stables et homogènes, de créer des lignées pures ou des hybrides F1 d’essences. Cette tâche, nécessitant de nombreuses connaissances et techniques, crée une distance profonde avec le monde paysan. Toute une réglementation est mise en place, avec, par exemple, la création, en France, du comité du Groupement Interprofessionnel National des Semences (GNIS) pour réguler la mise sur le marché des semences. Ces lois s’appuient sur un catalogue compilant les semences qui sont commercialisables et celles qui ne le sont pas.
Dans ce nouveau monde, la semence paysanne hétérogène n’a désormais plus sa place.
Cette séparation du paysan de sa semence est ainsi actée par ce catalogue dictant l’orientation agricole : les nouvelles variétés doivent impérativement être meilleures que les précédentes (mais meilleure pourquoi ? Pour qui ?). Ajoutons à cela le contexte historique : durant l’après-guerre, l’accent fut mis sur la productivité de l’agriculture. Cette époque marque l’essor des intrants chimiques et des pesticides ; les variétés homogènes et stables, issues des sélections modernes sont trop fragiles pour en faire l’économie. Ce n’était évidemment pas le cas des variétés paysannes, qui, elles, sont beaucoup plus résilientes sur leur territoire.
Renouveler les systèmes alimentaires
Steiner et Howard, pionniers de l’agriculture biologique dans la première moitié du XXe siècle, ont tiré la sonnette d’alarme : les sols sont en train de mourir à cause des engrais chimiques et des pesticides, la bienfaitrice vie microbienne disparait progressivement. Or, ces microbiotes sont autant dans les sols que dans nos organismes. Nous sommes des êtres biologiques ; nous dépendons donc du milieu dans lequel nous vivons. En prenant soin des plantes et des semences, nous prenons soin de nos corps… tout est lié !
Alors qu’une plante est censée évoluer et s’adapter naturellement, les nouvelles technologies OGM cherchent à protéger les récoltes quoi qu’il en coûte. Un industriel pense « ma plante est malade » et lui introduit alors un gène de résistance, sans penser qu’elle pourrait être malade précisément parce qu’elle n’interagit pas avec son sol ou parce qu’elle est stressée dans un système productiviste.
Fort heureusement, des expériences ont lieu partout dans le monde pour rapprocher citoyens et paysans et organiser un autre circuit de l’alimentation.
Ainsi, à l’ouest de Rennes se trouve un territoire de 450 hectares qui a été aménagé en tiers-lieu et accueille des projets de maraîchage, de production agroécologique et de permaculture, et dernièrement, une Maison de semences paysannes.
Par ailleurs, des maraîchers et une association caritative nommée Cœur Résistant ont donné naissance à la Ferme du Turfu, afin de rapprocher les habitants les plus vulnérables de la production agricole pour qu’ils participent, eux aussi, au renouveau de cette agriculture.
Ce type d’initiatives fleurit dans l’ensemble de l’Europe, en Espagne, en Italie, en Suisse, mais aussi dans le reste du monde, notamment en Inde et dans les pays du Sud : il s’agit de passer de l’avoir vers l’être, en cohérence avec la nature.
Dans les mains des paysans mais pas que…
L’avenir du système alimentaire n’est pas que de la responsabilité de nos agriculteurs et nos paysans. La crise que traverse l’agriculture est observable dans le monde entier ; ce système alimentaire est visiblement à bout de souffle.
Les citoyens ont donc le devoir de se mobiliser pour faire émerger des initiatives telle que l’Association Pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP), pour ne parler que d’elle.
Il s’agit de redécouvrir comment l’alimentation est produite, dans sa diversité et sa richesse, pour faire émerger une civilisation plus humaine qui se soucie de la terre autant que d’elle-même, car les deux sont intrinsèquement liés.
Découvrez le témoignage incroyable de Christophe Piquet, agriculteur et éleveur : Quand la vie renaît : histoire d’une transition en agriculture biologique
