« Je ne pouvais pas faire autrement » ou « je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». Alors qu’on s’interroge sur le sens du travail, le philosophe autrichien Günther Anders avait montré, il y a plus d’un demi-siècle, combien les choses sont plus complexes et que l’on peut, en croyant faire du bon travail, participer aux pires tragédies. Car, en écho de Rabelais (et sans le trahir), il faut admettre que sens sans conscience n’est que ruine de l’âme… Par Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine.
Trouver du sens, même dans le « travail bien fait » peut s’avérer dangereux si ce travail contribue, au bout de la chaîne, à produire le pire. Il s’agit de rester conscient sur cette question. C’est pourquoi, en écho à Rabelais (et sans le trahir), il faut toujours rappeler que sens sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Pierre-Yves Gomez
Mécanique de la tragédie
La possibilité d’un mal systémique est devenue évidente après la deuxième Guerre mondiale et la découverte des tragédies de la Shoa ou de la bombe atomique. Comment des sociétés de haute civilisation acceptent-elles la barbarie radicale dont elles se croient prémunies par leur sophistication extrême ? Beaucoup d’auteurs, comme récemment encore Johann Chapoutot (Libres d’obéir, 2020), ont lié leur aveuglement à la production industrielle de masse et à la managérialisation qui se sont généralisées dans les années 1920, jusqu’à permettre l’anéantissement méthodique de millions d’êtres humains. L’organisation dite scientifique du travail repose sur un système social et technique très complexe qui éloigne le travailleur du résultat final auquel il participe. Personne ne maîtrise complètement ce système qui produit mécaniquement, et avec une performance inégalée, ce qu’il est capable de produire : des automobiles, des denrées alimentaires – et parfois des cadavres. D’où un mal potentiellement autonome car résultant du système lui-même.
S’impose alors une interrogation sur la liberté individuelle, celle du collaborateur comme celle du dirigeant, humains pris dans l’engrenage de l’appareil productif dont ils ne sauraient interroger ni la rationalité ni les objectifs, ce qui les condamne à n’agir qu’en abdiquant leur épaisseur éthique. Ils deviennent comme des silhouettes humaines au service de la grande machine à produire.
Günther Anders, prophète
Nul mieux que le philosophe Günter Anders n’a affirmé la nécessité d’opposer un refus moral au fonctionnement froid de la machine industrielle en soulignant la tension irréductible entre la liberté de la personne au travail et l’obéissance servile aux règles du système technico-économique. Il le fit dans son maître ouvrage, Obsolescence de l’homme (1954), mais aussi dans de courtes publications en forme de lettres ouvertes, dont l’admirable Nous, fils d’Eichmann (1988) ou son échange avec Claude Eatherly, le pilote qui rendit possible Hiroshima (Hiroshima est partout, 1995).
À partir de telles tragédies, Anders décrit la léthargie cognitive qui pousse à s’exempter de toute responsabilité morale par de commodes je ne pouvais pas faire autrement ou je n’ai fait qu’obéir aux ordres. Quand le système productif est si gigantesque et complexe qu’il devient difficile d’en connaître tous les effets, la raison ne se laisse plus fasciner que par son implacable efficacité. Le système nous dépasse, c’est-à-dire qu’il dépasse notre capacité à concevoir qu’on le rend possible par notre activité.
Le travailleur se soumet moralement à l’ordre mécanique dans lequel il s’insère comme une pièce indispensable -bien que remplaçable. C’est même la fragilité de sa position qui le presse de relâcher son esprit critique pour conformer ses efforts à la logique du résultat et aux satisfactions de la performance avec une espèce de jouissance du devoir accompli. En retour, l’absence de jugement moral individuel au profit des froides exigences de la machine économique est une condition du bon fonctionnement de celle-ci – jusqu’à ce qu’une tragédie réveille éventuellement la responsabilité de chacun dans sa survenue. Ce sont ces tragédies passées et encore possibles qui, pour Anders, doivent nous maintenir éveillés.
Reconnaître l’épaisseur éthique de tout collaborateur
Parce qu’on repère aujourd’hui diverses formes d’une crise sociale du sens et notamment du sens au travail, les textes d’Anders sont à lire et relire. Ils invitent à prendre au sérieux la lucidité morale de collaborateurs à la fois émancipés et confrontés aux injonctions complexes d’organisations divisées et globalisées. Leurs activités les dépassent non sans un sentiment diffus de lâcheté individuelle et collective qui participe à la crise du sens. Mais trouver du sens, même dans le « travail bien fait » peut s’avérer dangereux si ce travail contribue, au bout de la chaîne, à produire le pire. Il s’agit de rester conscient sur cette question. C’est pourquoi, en écho à Rabelais (et sans le trahir), il faut toujours rappeler que sens sans conscience n’est que ruine de l’âme.
D’où l’importance de redonner de l’épaisseur éthique aux collaborateurs. Les réflexions d’Anders aident ainsi à saisir la portée d’initiatives contemporaines comme celles de « raison d’être » ou de « mission » de l’entreprise et pourquoi elles ne doivent pas rester de simples allégories. En s’engageant sur les objectifs supérieurs qu’elle revendique comme tels, l’organisation donne droit aux collaborateurs d’y coopérer en conscience – ou, en conscience, de refuser de le faire. Elle manifeste qu’elle ne les réduit pas à de simples compétences au service d’une machine, mais qu’elle les voit d’abord comme des humains, qui, parce qu’ils sont pleinement humains, sont animés d’aspirations éthiques. Et aucun « système », si puissant soit-il, ne peut empêcher l’organisation de s’honorer à les servir.
Source de l’article : le blog de Pierre-Yves Gomez