Subsidiarité, réalité, solidarité : 3 principes pour mieux vivre l’entreprise

12 Mai, 2020 | ÉCONOMIE

Ludovic de Nicolay, Directeur Général Adjoint de trois filiales au sein du groupe ZeKat, témoigne de son vécu lors de cette crise, de sa gratitude vis-à-vis de ses collaborateurs et de l’importance de trois valeurs dont il a pu tester la pertinence ces dernières semaines : subsidiarité, principe de réalité, solidarité.

Ce témoignage ne se veut en aucun cas une analyse poussée ou une leçon de vie : la prise de recul est inexistante et le propre de cette crise est de mettre à mal toutes nos certitudes. Cet article est une ouverture au dialogue et à la réflexion commune.

Ludovic de Nicolay

Durant la crise que nous traversons, nous entendons beaucoup parler des difficultés du confinement et celles des premières lignes de front formées par les soignants et les accompagnants sociaux. Tout d’abord je voudrais leur dire MERCI. Je les laisserai témoigner de leur quotidien, de même que je laisse les statisticiens / politiques prendre les meilleures décisions pour l’ensemble de notre société. En tant que cadre du secteur privé, je voudrais partager mes réflexions. Ce témoignage ne se veut en aucun cas une analyse poussée ou une leçon de vie : la prise de recul est inexistante et le propre de cette crise est de mettre à mal toutes nos certitudes. Cet article est une ouverture au dialogue et à la réflexion commune.

Je suis Directeur Général Adjoint de 3 filiales (45 personnes au total) au sein d’un groupe de 200 personnes dirigé par Pascal Denoël et spécialisé dans les hautes technologies autour de la mécatronique. Le Cluster Numérique que je dirige travaille dans les communications et plus spécifiquement dans l’Internet des Objets (IoT), que ce soit sur des problématiques matérielles ou logicielles. Notre activité est réalisée à 60 % en France et à 40 % en Europe auprès de grands comptes
industriels, de PME ou de start-up de l’IoT. Notre organisation incite à un fort degré d’autonomie et de liberté dans notre prise de décision à chacun des niveaux hiérarchiques. Durant cette crise j’ai échangé sur des sujets sociaux, éthiques ou organisationnels. Au travers de ces réflexions, partagées en interne ou au travers de téléconférences avec nos partenaires, je me suis réapproprié trois principes qui me semblent d’autant plus importants en ces temps incertains.

Principe de subsidiarité

Le premier principe auquel je crois est le principe de subsidiarité (1) : la prise de décision doit être réalisée au plus bas niveau possible. Il faut partir de la base qui remontera ensuite ses difficultés. De mon point de vue, c’est ce que le Gouvernement a mis en place au niveau des entreprises en laissant un certain degré de liberté dans la définition du confinement. MERCI à eux sur ce sujet. Cela n’a pas simplifié nos prises de décisions mais c’est expérimenter la Liberté et la Responsabilité et donner la possibilité d’adapter à son niveau des grands principes théoriques. Effectivement, cela implique la possibilité de se tromper et de mettre en jeu notre responsabilité. Mais qui mieux que nous pouvons évaluer les risques et les enjeux pour notre propre organisation ?
Nous avons fait le choix de garder au maximum notre activité avec une sécurité sanitaire et de recourir au minimum à l’activité partielle pour trouver le juste équilibre entre protection de chacun et du collectif. Je ne sais pas si cela était la meilleure solution mais c’était notre choix établi en fonction de notre contexte local et particulier. Ce principe de subsidiarité est exigeant. Il nous oblige à nous remettre en question et impose une grande part de prise de risque liée à notre responsabilité personnelle mais quel épanouissement que de se sentir impliqué !

Notre activité n’est pas directement liée à la lutte contre le virus ni à l’économie primaire. Mais ne sommes-nous pas un maillon de toutes ces chaînes en apportant une brique de communication sur nos marchés : agriculture, énergie, industrie, transport et logistique ? Briques qui permettent aux lignes de front de lutter au mieux dans cette crise sanitaire, laquelle, par son aspect inédit, empêche de se raccrocher à une directive éprouvée. Aucune question n’est évidente quand on ne peut plus se raccrocher à des directives, des normes ou des processus construits par d’autres. Quel niveau d’activité maintenir ? Quelles protections sanitaires mettre en place ? Quel impact sur le moral de l’équipe ? Quel impact économique et sanitaire nos décisions impliquent-elles ?

Principe de réalité

Le second principe est le principe de réalité qui consiste à habiter le monde tel qu’il est et non pas tel que nous souhaiterions qu’il soit, comme l’explique très bien Pierre-Yves Gomez. À la sortie de l’ESSEC, j’ai commencé à travailler dans le secteur du conseil comme la majorité de ma promotion qui choisissait soit le conseil soit la finance. Au bout de quelques années, j’ai voulu rejoindre le monde économique « réel » même si je ne savais pas exactement ce que cela signifiait. Je me suis senti partie prenante des décisions qui, au moment où je les appliquais, impactait des hommes et des femmes dont j’avais la responsabilité. Aujourd’hui, le principe de réalité nous rattrape. Les économistes disent
que contrairement à 2008 la crise actuelle touche l’économie réelle. Je comprends qu’ils sous-entendent par réel le fait de créer de la valeur tangible et directe.

J’espère que cette prise de conscience remettra sur le devant de la scène l’économie productrice en tant que création matérielle ou intellectuelle. Renonçons à la finance pour la finance ou à l’innovation pour l’innovation et remettons la réalité de la valeur ajoutée au centre des enjeux. La valeur ajoutée étant celle perçue par la société civile par opposition à la valeur ajoutée strictement financière. La finance pour accompagner la création de valeur est bonne. Mais la financiarisation (2) pour elle-même la conduit à perdre le sens de la réalité. Elle en vient à quitter le chevet de l’industrie quand les choses
deviennent trop complexes pour aller chercher le secours des États afin de combler son manque d’ancrage dans l’économie réelle. Aujourd’hui chacun est devenu spéculateur sur sa propre vie et tout devient financiarisable : nos trajets, nos chambres, nos vieux vêtements…

Aujourd’hui, un investisseur reste en moyenne 11 jours au capital d’une entreprise : comment ce laps de temps peut-il lui permettre de comprendre toute la complexité de la réalité ? À force de devoir alimenter notre croyance en une croissance perpétuelle et exponentielle nous avons dû vendre des rêves toujours plus irréalistes. D’où la mise en avant excessive du monde des start-up et des fonds d’investissement. Bien sûr, de belles idées naissent et se développent dans cet écosystème. Mais le seul but ne peut pas être de faire adhérer un maximum de gens à un mirage car à faire grossir une bulle de savon qui s’autoalimente, celle-ci finit par exploser. L’innovation devient alors décorrélée de la réalité.

Le groupe ZeKat a racheté deux start-ups en 9 mois et nous avons étudié plus de 20 dossiers. À chaque fois, je suis interloqué par l’écart entre notre vision d’un marché de l’IoT qui doit affronter la réalité et les excessives promesses de croissance et de rentabilité mises en avant par les start-ups. En tant qu’ancien consultant, je peux vous dire comme il est facile d’écrire une belle histoire avec un Business Plan bien ficelé dans un tableau Excel mais en tant que dirigeant d’entreprise industrielle, je peux aussi témoigner comme il est difficile d’écrire une aventure humaine et réelle au jour le jour.
Nous avons la chance, au sein du groupe ZeKat, d’avoir un actionnaire unique qui peut déployer une stratégie sur le long terme avec une vraie vision industrielle et ancrée dans une réalité dure et exigeante.

Principe de solidarité

Enfin le dernier principe que je voudrais réaffirmer est le principe de solidarité (3). Nous l’avons vu se manifester au travers d’initiatives locales ou de filières personnelles, plutôt qu’au sein des états ou des grandes institutions qui ont rapidement fermé leurs frontières. A la fois au niveau personnel avec un réinvestissement de nos voisinages, et à un niveau professionnel où se sont mises en place des entraides pour pallier aux difficultés d’approvisionnement de composants, et des prêts de main d’œuvre. Nous avons vu des initiatives de fabrication de composants essentiels dans la lutte sanitaire grâce à la mise à disposition de matériel industriel.
MERCI à vous tous qui avez prêté vos imprimantes 3D, vos stocks de composants, de masques ou de blouses. J’ai aussi senti cette solidarité dans nos entreprises avec des collaborateurs prêts à équilibrer les efforts, ne cherchant pas une égalité de traitement mais une équité permettant à chacun de sortir dignement de cette crise de l’emploi. Certains ont dû affronter leurs peurs en venant travailler sur site, d’autres ont dû changer leurs horaires de travail pour assumer le télétravail en même temps qu’une plus grande sollicitation de leurs enfants, d’autres encore ont dû poser des vacances ou se voir demander de faire de l’activité partielle pour soulager au maximum l’entreprise. MERCI à tous ces collaborateurs qui ont montré qu’ils avaient à cœur un plus grand Bien qu’eux-mêmes et le sentiment d’un devoir moral envers les autres collaborateurs du groupe.

Comme l’explique Bernard Ennuyer (4), nous ne pouvons concevoir d’autonomie sans dépendances multiples. Il en parle dans le cadre intergénérationnel, mais cela s’applique aussi bien pour l’entreprise. Plus celle-ci devient complexe et importante plus elle développe des dépendances diverses avec ses sous-traitants, ses partenaires, ses clients, ses collaborateurs. Cette dépendance implique des valeurs fortes dont la première d’entre elle est la solidarité, qui doit s’appuyer sur un choix autonome d’entraide. C’est ce que nous avons pu voir à l’œuvre pendant ces premières semaines où les autorités ont perdu une certaine clarté de discours qui nous a fait rechercher chez nos partenaires des éléments de réflexion pour alimenter nos décisions.

MERCI pour ces échanges et cette solidarité que nous avons pu nouer dans cette période de crise. En plus de la solidarité financière, aucun de nos partenaires n’ayant profité de la situation pour se dérober à ses engagements, nous avons pu expérimenter une solidarité entre travailleurs du privé confrontés à de nouveaux questionnements. Cette solidarité est avant tout humaine et cette crise a mis en évidence l’interdépendance des sphères privées et professionnelles qui sont intimement liées. Je n’ai jamais autant eu l’impression d’accomplir mon métier de commercial qu’en découvrant la décoration intérieure de mes clients et en partageant un peu de leur intimité familiale au travers de visioconférence en télétravail !

J’ai la chance de vivre mon aventure professionnelle au sein d’un groupe qui n’est pas soumis à la financiarisation, et qui construit une vision industrielle ancrée dans la réalité. Comme le dit Pascal Denoël, nous cherchons davantage à construire une histoire commune plutôt qu’à répondre à une promesse de croissance et de rentabilité. Je ne sais pas ce que cette crise changera, ni ce qu’il en restera mais je souhaite m’appuyer sur ces trois principes pour continuer l’aventure humaine en entreprise. Nous devrons certainement repenser notre projet commun pour l’ancrer davantage dans la réalité de notre monde tout en continuant à valoriser la prise de décision autonome au plus bas niveau et la solidarité aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos entreprises.


(1) Barroche, Julien. « La subsidiarité. Le principe et l’application », Études, vol. tome 408, no. 6, 2008, pp. 777-788.
(2) Pierre-Yves Gomez, L’esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer, 2019
(3) Sous la direction de Christelle Chauzal-Larguier Sébastien Rouquette, La solidarité, une affaire d’entreprise ?, U.blaise Pascal Clermont-Ferrand, 2018
(4) Bernard Ennuyer, Les malentendus de l’« autonomie » et de la « dépendance » dans le champ de la vieillesse, Le sociographe, 2003

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