À l’occasion de la septième soirée de form’ation Cap 360° sur le thème “créer et transmettre“, des questions ont émergé de la part des participants. Tugdual Derville et Gilles Hériard Dubreuil, co-initiateurs du CEH, apportent leur éclairage.
Tugdual Derville : “Nous avons tous conscience que nous ne sommes pas une fourmi dans une fourmilière, une sorte d’ouvrier programmé pour accomplir sa tâche dans un corps global qui serait l’humanité. Nous sommes une personne inscrite dans l’Histoire. Il s’agit de deux mystères que l’on a envie d’articuler : le mystère de la personne dans sa liberté et sa quête « légitime » d’autonomie d’un côté et le mystère de la communauté des Hommes qui est profondément marquée par l’interdépendance à l’autre.
La notion de “créer et de transmettre” nous incite à nous positionner comme mortels. Je trouve intéressante la façon dont Gilles Hériard Dubreuil, dans son intervention, a fait « vivre les morts » en nous montrant que la vie de l’humanité, comme celle d’ailleurs des plantes et des animaux, s’inscrit dans la mort et la régénération. La constance de la mort nous incite à nous voir à la fois héritiers d’un passé qui nous nourrit et qui nous vivifie, et précurseurs, créateurs, transmetteurs, à un avenir que nous n’habiterons pas nous-mêmes. C’est ce qui nous incite à mieux saisir la notion de fraternité universelle : comment pouvons-nous contribuer par notre engagement, par la création, par la transmission (qui suppose aussi d’être des héritiers et de se voir comme tels) à l’humanisation de nos sociétés et donc à l’accroissement de la fraternité entre les Hommes ?”
Gilles Hériard Dubreuil : “Cette question de la transmission nous conduit à une forme de reconnaissance par rapport à ceux qui sont passés avant nous et qui ont participé à la construction de notre monde. Notre société ne part pas d’aujourd’hui : elle s’inscrit dans une continuité. En même temps, la dimension de la création, le fleurissement que j’ai évoqué en montrant les plantes découvertes dans les hauts plateaux du Chili met bien l’accent sur le fait que dans cette chaîne, nous avons la position du présent, essentielle, qui fait l’articulation entre l’héritage et la transmission. Il y a des choses que nous sommes les seuls à pouvoir accomplir. Si nous ne les accomplissons pas, une maille va comme manquer dans ce grand « tricot » qu’est l’humanité.”
TD : “Réalisons-nous que nous sommes des acteurs de notre temps ? On pourrait dire que nous aimons notre temps tout en reconnaissant que nous lui apportons quelque chose. J’aime l’expression de Saint Augustin « Ne dites pas les temps sont mauvais, vous êtes les temps. Soyons bons et les temps seront bons. »
Question : “Les générations précédentes ne lèguent pas que du positif… Par exemple, pour les jeunes allemands, le nazisme est lourd à porter.”
GHD : “Bien sûr, chaque génération apporte aussi ses erreurs. En même temps, c’est le privilège de l’Histoire que de pouvoir prendre du recul et essayer de porter un regard constructif. Je ne justifie pas telle ou telle époque de l’histoire, je veux simplement dire que c’est bien sur les générations d’avant que nous prenons place. Tout cela fait partie de nous-même. On a vu depuis le début de ce parcours Cap 360°, que tout n’est pas simple et facile dans l’histoire de l’humanité. Ce qui est intéressant, c’est ce qu’on arrive à en faire, comment on peut construire du sens à travers toute sorte d’épisodes, d’étapes, de trahisons, de fidélités.”
TD : “Je me souviens de Chiara Lubich qui parlait de l’Allemagne comme étant un peuple qui avait acquis beaucoup d’humilité, à cause de la conscience de l’horreur du mal. Elle disait ça justement en référence à ce que l’on pourrait appeler des « cicatrices de l’Histoire », qui sont comme des balafres déchirant le cœur de l’Allemagne… Les expériences les plus douloureuses, les cicatrices les plus terribles de notre histoire personnelle ou de ceux qui nous ont précédé peuvent, si nous les regardons en endossant les leçons de l’histoire, se transformer positivement dans notre « agir » d’aujourd’hui.”
Question : peut-on créer en rejetant toute notre histoire, tout notre héritage, ou sommes-nous toujours ramenés à notre histoire propre ?
TD : “Je pense que notre histoire biologique, par exemple, mérite d’être assumée. La rejeter absolument serait comme rejeter notre vie. Je ferais une différence entre cautionner et assumer. Nous n’avons pas à cautionner les injustices du passé, bien au contraire, mais nous devons les assumer, ce qui ne signifie pas forcément leur accorder du crédit. À chaque instant, nous sommes obligés de créer pour avancer et pour vivre. Tout ce qui est passé est désormais révolu et hors de notre portée.
Pour répondre plus précisément à la question, nous devrions être capables de tirer des racines de notre Histoire de quoi alimenter note chemin. Et être également capables de couper, nettoyer, ce qui dans notre héritage familial, social, culturel, serait du « poison » que nous ne voulons pas avoir pour sève de notre croissance. S’appuyer sur les belles valeurs que les personnes avant nous nous ont légué et récuser certaines contre-valeurs qui ne nourrissent pas notre chemin aujourd’hui. Il y a donc toujours un tri à faire, sans pour autant juger le temps passé sur les critères du temps d’aujourd’hui. C’est trop fréquent de distribuer des bons et mauvais points selon les critères de notre temps, sans voir à quel point certaines époques passées nous ont légué des choses qui devraient provoquer en nous de la gratitude.”
Question : faites-vous une différence entre création et construction et si oui, laquelle ?
TD : “Nous sommes tous des créatifs ; tous les êtres humains créent. Nous organisons des choses autour de nous, nous avons des paroles créatives. L’an dernier, j’étais dans le RER et j’ai regardé les quatre premiers mots du chapitre d’un livre lu par la personne en face de moi. Intrigué, j’ai tapé sur internet ces quatre mots et je suis tombé immédiatement sur le titre du livre. C’étaient des mots très simples mais mis dans un agencement un peu particulier. J’ai eu confirmation que ce que l’on échange, nos paroles, nos questions, personne ne les a jamais formulée exactement de la même manière. L’Homme est dans une dynamique de création. C’est très intéressant de se dire que nous avons une dynamique de création collective à opérer ensemble. Nos générations, comme celles d’avant, élaborent intuitivement un projet, une création collective, dans laquelle chacun contribue peut-être plus qu’il ne le croit.”
GHD : “Je regardais l’étymologie du mot construire et je vois que ça vient de struere qui veut dire élever. Il n’y a donc pas tant de différence que cela entre construire, élever et créer. Il y a même une connexion absolument directe, me semble-t-il. Je souscris tout à fait à cette idée que chacun d’entre nous est appelé à édifier et à créer, par la même occasion.”
TD : “Il y sûrement une différence entre les oiseaux qui font instinctivement leur nid et notre façon d’aménager notre intérieur, qui équilibre harmonieusement ce qui nous est personnel et ce qui appartient globalement à notre culture /à la culture universelle des hommes. Regardons simplement comment au fil des siècles, nous investissons les lieux où nous habitons : nous nous découvrirons extrêmement créatif.”
Question : quid des créateurs qui ne transmettent rien ? Par exemple les personnes autistes qui sont de magnifiques créateurs mais qui ont plus de difficulté à transmettre ?
GHD : “Cela nous dit qu’une création n’est pas uniquement une question personnelle. C’est également une question sociale. J’ai tendance à penser que la création va réellement se déployer à partir du moment où elle se communique, où elle est partagée. Je ne suis pas encore dans la transmission mais dans l’acte qui, dans cette révélation qu’est la création, suppose un partage, une dimension sociale.”
TD : “Sur ce sujet, je pense que, de même qu’il y a un mystère de la création, il y a un mystère de sa fécondité, c’est-à-dire de la transmission. Sans doute ne sommes-nous pas en mesure de mesurer notre fécondité. Il y a des silences qui sont certainement féconds. Il y a d’apparentes infertilités ou stérilités qui ont une très grande fécondité et on ne le sait pas forcément. La dimension spirituelle propre à l’homme fait que certaines réalités très intérieures, très souffrantes, très silencieuses, très apparemment infertiles ont peut-être un retentissement dans l’ordre du spirituel notamment. Même pour des personnes qui seraient marquées par un sentiment d’inutilité, d’infécondité ou d’un enfermement, rien ne dit qu’elles n’ont pas un rayonnement personnel, spirituel, qui dépasse notre entendement.”
Question : en tant que parents, cherchons-nous à faire de nos enfants des créateurs ou bien des êtres heureux et libres ? Sont-ce des synonymes ?
GHD : “Il n’y a rien d’antinomique, bien au contraire, il me semble que l’expression de l’épanouissement va comprendre une dimension de création. Est-ce que justement la création n’est pas l’expression d’une certaine liberté ?”
TD : “Je verrais volontiers notre vie comme une œuvre d’art à conduire dans les limites qui sont propres à notre dimension humaine, c’est-à-dire le temps compté, le corps sexué et la mort inéluctable… trois limites qui définissent ou encadrent notre condition comme un cadre encadre la surface peinte par un peintre qui est aussi limité par sa technique, etc. Toutes ces limites exigent de nous une créativité pour conduire notre vie. Il y a donc un rapport étroit entre les limites, la mort même, et la création et la transmission.
Dans notre façon d’élever nos enfants ou de les accompagner vers cette liberté, un des enjeux qui se superpose à la question du bonheur est quelque chose de l’ordre de la vocation. Autrement dit, en tant que parents, on peut essayer d’aider nos enfants à prendre leur place dans la société, donc se demander à quoi ils vont contribuer pour humaniser le monde. On a ici une compatibilité étroite avec le sentiment que chacun a besoin de connaitre sa fécondité, de se savoir utile, reconnu, et en même temps de construire sa vie selon sa propre liberté personnelle. Je pense que l’on peut superposer ces exigences plutôt que de risquer de les opposer, en sortant bien sûr de la seule dynamique artistique. Je pense que la limite assumée de la condition humaine est la condition même de la créativité et de la création.”
GHD : “Dans la question posée, on peut avoir l’impression que cette idée d’épanouissement et de liberté est presque incompatible avec l’idée de la création. J’ai essayé de me demander ce qui pouvait se cacher derrière cela. Est-ce l’idée de l’artiste maudit qui accomplit son chemin en souffrant ? J’ai l’impression que tout ce qui va être de l’ordre de la sortie des normes – donc de l’invention d’un nouveau chemin – va être associé à une certaine solitude, voire à une certaine souffrance. Qui dit épanouissement dit autonomisation, rechercher de nouveaux chemins, assumer une position qui n’est pas conventionnelle dans une société…”
TD : “C’est intéressant de parler de peintre maudit. Van Gogh a été soutenu par un frère, Théodore, alors qu’il n’a vendu presque aucune toile de son vivant. Mais son frère a cru en lui. Au-delà du destin douloureux de Van Gogh, il y a cette fraternité spécifique qui me fait penser à la fraternité universelle. Même si son génie n’a été reconnu que de façon posthume, et que son destin a été plutôt tragique, Van Gogh aussi agi sous le regard bienveillant d’un autre.”