Toute transition doit être vue comme un bien commun – Pierre-Yves Gomez

23 Mar, 2024 | ÉCONOMIE

Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, propose une réflexion sur ce que doit être une transition.

La transition est liaison et non rupture.

Pierre-Yves Gomez

Les agriculteurs européens protestent contre la dégradation de leurs conditions de vie. Leur contestation ralentira-t-elle la transition écologique que beaucoup considèrent, par ailleurs, comme indispensable pour assurer l’avenir de nos sociétés ? Une crise qui nous amène à réfléchir sur ce que doit être une transition.

Camp contre camp, obstacle à la transition

Après des années d’image positive, l’écologie est apparue aux yeux du public, non plus comme un incontestable « camp du bien », mais aussi comme un système parfois oppressif, imposant des obligations de conduite confuses ou contradictoires. En dénonçant la politique qui encadre la production agricole par des normes toujours plus nombreuses et pointilleuses, les agriculteurs ont voulu pointer du doigt ce qu’ils considèrent comme une dérive bureaucratique étranglant leur activité par ignorance de sa réalité.

À l’opposé, ceux qui s’inquiètent de la lenteur avec laquelle la transition écologique se déploie malgré l’urgence, désespèrent du nouveau retard qu’elle prendrait si les normes de production agricole – qu’ils estiment indispensables – ne sont pas maintenues. Des pans majeurs de l’agriculture ne sont-ils pas devenus autre chose qu’une énorme industrie polluante ?

Il serait faux de croire que l’apparition d’un tel clivage est une conséquence de la crise actuelle. En fait, il en est l’origine.

Transiter, c’est justement refuser les clivages

Dès lors qu’on oppose ceux qui sont impliqués dans la production au quotidien à ceux qui anticipent une autre façon de produire, on rate ce qui est le propre d’une transition, qu’elle soit écologique ou autre : accompagner la convergence, dans un horizon raisonnable, entre les impératifs du présent et leurs nécessaires transformations à venir.

Plus la polarisation des acteurs selon l’une ou l’autre de ces temporalités est forte, plus l’incompréhension et le refus de coopération s’installent, chacun considérant l’autre partie comme incapable de comprendre « les enjeux réels ». La scission s’autoalimente entre, d’un côté, ceux qui produisent et considèrent que, dans le court terme, on ne peut pas faire différemment, toute régulation étant vue comme une contrainte irresponsable ; et, de l’autre, ceux qui rabattent brutalement le moyen terme sur le présent en prétextant qu’il est urgent de forcer la résistance au changement, quitte à imposer des règles décorrélées de la réalité actuelle.

Quand ces positions sont campées, aucune transition n’est plus possible. Car « transitif » qualifie ce qui permet de lier un sujet à un objet (un verbe transitif), ou deux sujets à un troisième (une opération transitive). La transition est liaison et non rupture.

C’est pourquoi, trois conditions sont favorables pour la mener à bien.

Trois conditions pour réaliser une transition

  • Première condition : la penser comme un bien commun. Entre ceux qui produisent (ou en tout cas un nombre suffisant de producteurs) aujourd’hui et ceux qui préparent l’avenir, une convergence de vue a priori doit émerger sur la nécessité et l’ampleur de la transition à opérer. Une transition n’est pas un processus mécanique et planifié visant à transformer coûte que coûte une manière de faire, mais elle est la transformation elle-même, à laquelle chacun contribue parce qu’elle est comprise comme indispensable. Cela oblige à préciser en quoi la nouvelle manière de produire est un progrès pour toutes les parties prenantes et aussi pour chacune d’elles. Condition initiale de réussite.
  • Deuxième condition : la transition doit créer, assez rapidement, un avantage pour le producteur qui s’y engage face à celui qui tarde à le faire. Les normes s’imposent pour préparer une proposition de valeur nouvelle, source de création de richesse objective. Il faut donc prévoir des retours d’investissements rapides – même s’ils sont partiels – sous forme de primes. Sans quoi on demande au producteur un effort d’adaptation dont il ne tire aucun bénéfice, et on s’étonne que, tel Sisyphe, il trouve cela insensé.  
  • La troisième condition est d’inscrire les étapes de la transition envisagée dans la réalité du travail des producteurs. Le régulateur ne peut pas se contenter de fixer des objectifs à atteindre ou de planifier une transition abstraite. Il est de sa responsabilité de repérer aussi, avec le producteur, comment ces objectifs modifieront les activités, ce qui suppose de connaître et de respecter suffisamment celles-ci. L’attention au travail réel, partagée par ceux qui agissent dans le présent et ceux qui préparent l’avenir, maintient leur collaboration hors des postures doctrinales. Ce qui ne signifie pas qu’une telle attention puisse bloquer toute transformation du fait de la sacro-sainte et paresseuse invocation : « On ne peut pas faire autrement ! ». C’est entendu, il faut faire autrement, mais encore faut-t-il prendre le temps de préciser comment, avec ceux qui sont concernés. C’est ainsi que, dans une entreprise comme dans une nation, une transition se réalise comme un bien commun.

Transition = tout est relié

Retour sur la crise agricole : il apparaît assez clairement que, depuis l’origine, aucune des trois conditions de réussite d’une transition efficace n’a été remplie. Agriculteurs et régulateurs semblent obéir à des logiques et des temporalités de plus en plus antagoniques et leur divergence tient à une raison majeure radicale : ni les uns ni les autres n’ont la main sur le marché agricole, les prix, les quantités à produire. Ceux-ci sont établis par le jeu de tiers (les distributeurs, les grossistes, les coopératives, les consommateurs…) qui n’ont pas été conviés à définir la transition agricole comme un bien commun auquel eux-mêmes sont parties prenantes – ou qui s’en sont hypocritement exemptés, non sans manifester, après coup, leur vibrante solidarité à l’égard des uns ou des autres.  

Ultime leçon que résume donc cette crise : une transition écologique est l’expression d’une transition économique ; et ceci est vrai aussi dans l’autre sens : une transition économique est l’expression d’une transition écologique. On ne peut séparer les sphères et les responsables. Tout doit être relié dans le bien commun.


Découvrez également le dernier article de Pierre-Yves Gomez : Les jeunes et l’entreprise désenchantée

Je soutiens le Courant pour une écologie humaine

 Générateur d’espérance