Transformer un désert médical en oasis vivant

2 Avr, 2020 | SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN, TÉMOIGNAGES, TERRITOIRES VIVANTS

Tiphaine Loiseaux est médecin généraliste à Aubervilliers. Lors du forum “Territoires Vivants” de février 2020, elle témoigne de son action, dans le quartier du Landy à Aubervilliers (93), où elle a monté une maison médicale.

Le contexte

Le quartier du Landy à Aubervilliers (93) est un territoire qui évolue rapidement. Territoire de migration depuis toujours, il a également été très industrialisé puis laissé à l’abandon avec friches industrielles et taudis. Les choses bougent avec la volonté de réhabiliter ce quartier. Il est actuellement habité en grande partie par des populations très pauvres issues de l’immigration, mais également par de jeunes cadres qui travaillent à Saint-Denis, ville toute proche. La création d’une maison de santé dans ce quartier répond à un besoin majeur d’implantation de professions de soins sur un territoire qui n’en comptait aucun. L’exercice quotidien y est passionnant et accompagne pour les habitants la transformation du quartier de zone défavorisée à territoire habitable et agréable.

Aubervilliers à la chance d’avoir un petit canal qui sert notamment au transport de marchandises via des péniches. C’est un endroit où il y a peu d’espaces verts.

C’est un quartier très défavorisé, où sévit une importante misère, tant au plan social qu’aux plans urbanistique, intellectuel, culturel… En dépit de cela, ce territoire est extrêmement vivant du fait de l’implantation d’énormément d’associations. On y trouve des initiatives absolument fabuleuses et beaucoup de tentatives de mises en réseaux, de création de liens, de dynamisations en tous genres, ce qui en fait un territoire extrêmement attachant.

C’était lieu historiquement maraîcher qui s’est transformé en territoire urbain où de nombreuses usines se sont implantées. Saint-Gobain, par exemple, s’y trouve toujours. De nombreuses friches industrielles, en ruines, sont sur le point d’être transformées. Aubervilliers, à l’instar d’une bonne partie des villes du 93, parie sur ce projet d’urbanisme pour attirer de nouveaux habitants et assurer une meilleure mixité sociale.

Les habitants

Qui vit, aujourd’hui, sur ce territoire ? Il y a de nombreux squatteurs, issus de diverses vagues migratoires parfois très anciennes (Espagne, Portugal) ou plus récentes (Maghreb), qui se débrouillent pour vivre et dormir sous un toit comme ils le peuvent, entassés. On trouve également des personnes plus aisées, tels que des enseignants qui viennent s’installer en pariant sur l’avenir, espérant la transformation du quartier. Ce quartier est donc en train d’améliorer sa mixité sociale petit à petit. Cette mixité sociale se retrouve dans la salle d’attente de notre maison médicale, beaucoup moins dans la vie quotidienne : les commerces ou écoles fréquentés ne sont pas nécessairement les mêmes. Nombreux sont les parents qui choisissent d’envoyer leurs enfants dans des écoles privées – religieuses ou laïque – mais le plus loin possible de leur lieu d’habitation.

Dans notre patientèle, on a aussi des patients qui viennent d’Afghanistan, de Syrie et de Chine (Aubervilliers accueille la plus grosse communauté d’Île-de-France de personne d’origine chinoise), sachant que ces derniers vont plutôt consulter auprès de leurs médecins traditionnels.

Ma vie quotidienne exige donc d’enchaîner différentes rencontres avec des personnes venant de pays extrêmement différents. Ça impose de baragouiner vaguement anglais, d’essayer de comprendre l’espagnol. J’ai caressé le rêve d’apprendre l’arabe mais je ne m’y suis pas encore mise, ça viendra peut-être !

Beaucoup de patients parlent français, les patients du Maghreb notamment sont très souvent bilingues. Pour les patients Afghans ou Syriens, on a très souvent besoin d’un interprète. Parfois, les patients font appel à un interprète professionnel qu’il faut payer. Tout le monde n’en a pas les moyens. Parfois, c’est quelqu’un de la famille ou un voisin qui se charge de cette mission. Dans ce cas, il faut aussi se méfier – certains en font profession de manière totalement officieuse ; non seulement on a une qualité de traduction assez médiocre et on s’est rendu compte un jour que ces personnes exigeaient 50€ par consultation, alors que le médecin demande la moitié de cette somme pour sa consultation ! Parfois, ce sont les enfants qui assurent la traduction… C’est assez terrible notamment quand on parle de victimes de violence. Ça place l’enfant dans une position qui n’est pas la sienne.

Tout cela pour dire que je suis devenue très forte en mimes !

Heureusement, au fur à mesure, les patients apprennent le français – il y a beaucoup de cours proposés par des association – c’est une grande joie de voir arriver des personnes avec lesquelles, au début, on fait la consultation en mimes et puis, l’année d’après, on peut finalement se comprendre avec des mots.

Désert médical

Mon territoire d’action est somme toute assez petit ; il est néanmoins considéré comme un désert médical.

Il y a trois critères pour caractériser un désert médical. Le premier va être le temps nécessaire pour obtenir une consultation. Le deuxième est la distance ; à Aubervilliers, ça n’a pas trop de sens, parce qu’on peut parcourir la ville à pied. Sur des régions plus rurales, en revanche, vous pouvez mettre jusqu’à 1h de voiture pour trouver un médecin. Le troisième critère est une question d’accessibilité, de coût du médecin ou du soignant que vous voulez voir. À Aubervilliers, ce dernier critère a une grande importance, le quartier étant très défavorisé. Je suis dans ce désert médical par choix.

Il y a plusieurs facteurs qui expliquent la démographie médicale actuelle – et donc l’apparition de déserts médicaux : il y a beaucoup de médecins qui sont des baby-boomeurs et partent à la retraite maintenant. On leur souhaite la meilleure vie possible, évidemment, mais il y a donc forcément des médecins qui ne sont pas remplacés à cause du numerus clausus. Par ailleurs, la médecine générale a été pas mal dénigrée ; l’opinion largement répandue en faculté de médecine est que le généraliste est un sous-médecin, celui qui adresse aux spécialistes quand les cas sont importants et qui, le reste du temps, traite rhumes et gastro – ce qui n’est pas du tout mon métier aujourd’hui ! Mais cette mauvaise image refroidit les étudiants qui se lancent dans médecine.

La liste des facteurs explicatifs est encore longue. Le fait qu’auparavant l’épouse du médecin était souvent la secrétaire du cabinet, que son mari était disponible 24h sur 24, 7 jours sur 7, sans le moindre congé…. Notre génération est moins disponible, elle a envie de mieux équilibrer les pans de sa vie personnelle et professionnelle. La profession s’est également beaucoup féminisée. Ainsi, quand j’ai eu un bébé, j’ai bénéficié d’un congé maternité. Cela semble logique sauf que cela implique 4 mois de remplacement. Pour un poste de médecin, il faut deux personnes… À Aubervilliers, il y a également la violence qui explique le désert médical : il y a beaucoup d’agressions – les soignants en souffrent autant que les autres.

Soignante

Parlons un peu de mon parcours : je suis née dans le 92, où j’ai suivi ma scolarité. J’ai ensuite fait mes études de médecine à Paris. J’ai toujours voulu faire médecine générale parce que c’est ce que je trouve le plus passionnant. Par hasard, j’ai découvert la toxicomanie, l’addictologie. Cette matière m’a plu. J’ai donc fait en sorte d’effectuer mes stages dans un endroit où il était possible de la pratiquer. C’est comme cela que j’ai rencontré une maîtresse de stage à Aubervilliers. Son travail m’a passionné. C’était quelqu’un d’extrêmement investi dans le vivre-ensemble ; elle partageait des valeurs qui me tiennent à cœur, et allait travailler avec des personnes d’origines différentes, chez eux. Après ma thèse, en 2013, je me suis installée avec elle et deux autres collègues. Il se trouve que cette année-là est passée une loi favorisant l’accessibilité des lieux de soins aux personnes handicapées. Or, nous étions dans un bâtiment avec un escalier, un étage sans ascenseur. Nous avons dû déménager très vite. C’était une bonne opportunité : on commençait à faire prendre des risques à nos patients vieillissants. Par ailleurs, c’était l’occasion d’agrandir l’équipe de soins en accueillant d’autres professions de santé : une infirmière, des orthophonistes, d’autres médecins généralistes…

Territoire vivant

Le fait qu’une équipe de soignants vienne s’installer dans ce quartier a apporté une vraie dynamique. Le premier a en être ravi a été le pharmacien qui a vu sa clientèle augmenter ! Mais il n’y a pas que cela, évidemment. Depuis que nous sommes installés dans cette rue un peu grise, que la vie avait désertée, il y a maintenant des personnes qui s’arrêtent et discutent. Ça change tout. Et juste en face s’est installée une maison des jeunes ; cette jeunesse accueillie aimante du monde, à commencer par les éducateurs spécialisés… une dynamique positive s’est mise en place. On sent que les possibles sont nombreux !

Et ça rassure les habitants de savoir que s’ils font un malaise, c’est facile, ils peuvent être soignés en bas de chez eux.

Notre installation a aussi été intéressante pour les associations qui cherchaient des intervenant – médecins, orthophonistes – on est souvent sollicité pour des interventions de santé publique (dépistage de maladies), de prévention (conduite à risque, par exemple. On intervient dans des auto-écoles pour parler de l’alcool, du cannabis au volant…). Le projet à venir est d’aller dans les écoles pour parler du danger des écrans aux parents. On a un nombre d’activités possibles assez phénoménal et tout ça s’appuie sur un tissu associatif déjà largement présent avant notre arrivée. Pouvoir en faire partie est une grande fierté !

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