Thierry Anglès d’Auriac participe à l‘alvéole Trèshumaniste, groupe de travail qui approfondit le sujet du transhumanisme. Il explicite les philosophies qui sous-tendent ce courant de pensée visant à augmenter l’Homme.
“Des mouvements philosophiques que l’on pouvait croire rejetés et dépassés trouvent avec le transhumanisme une nouvelle vie. Ils se nourrissent les uns les autres dans le partage d’une même vision réductrice de l’homme largement privé de sa dimension spirituelle, et concourent à une évolution inquiétante de la société.
Il s’agit :
a) de l’individualisme déjà largement installé dans notre culture ambiante,
b) du positivisme (voire d’un certain scientisme), qui gagne de plus en plus du terrain dans un surprenant retour et commence à constituer une menace pour notre société. Nous allons voir en effet comment ce courant philosophique aboutit à la négation de toute transcendance, et en idéalisant la science (et la technique) au détriment de la valeur humaine, conduit à vouloir abandonner le pouvoir politique aux seuls experts.
Plus précisément, examinons ce que disent ces courants : quelle place ont-ils dans notre société occidentale ? Comment le transhumanisme s’en nourrit ou les nourrit ? En quoi ils s’opposent à l’humanisme du Courant pour une écologie humaine (CEH) ?
L’individualisme
Ce terme évoque souvent, et de façon négative, un certain état d’esprit dans une société marquée par la recherche égoïste du seul bien-être individuel et d’une liberté également individuelle dégagée de toutes contraintes extérieures. Mais derrière cela, il y a bien un courant de pensée philosophique qui se nourrit de l’idée que l’individu passe avant le groupe et que la singularité de chacun passe avant l’absolu et l’universel en nous. Celle-ci se trouve même à la base d’une éthique qui incitera l’homme à se réaliser dans le vécu de sa liberté, affranchie des contraintes inutiles venant des autres. Ce courant, me semble-t-il, est proche de l’existentialisme qui nie l’existence d’une nature humaine : l’homme devenant le produit de ses actes, ne réalise que sa propre personne, mais en rien une condition humaine supérieure.
Cette philosophie est bien présente dans notre société qui fond individu et personne et qui prône la réalisation de soi comme un but suprême. Dans ce cadre de pensée, l’homme se fait lui-même dans un processus d’individuation. Ce courant n’a même plus besoin de se défendre contre ceux qui le critiquent, car avec les retombées des idées New Age sur l’injonction de la réalisation de soi, cette vision égoïste et individualiste des finalités humaines s’est largement implantée dans la société. De plus, les adeptes de cette vision trompeuse ne manquent pas de se référer à une transcendance interne à l’individu lui-même appelé à se dépasser, voire se surpasser. On ne parle guère que du petit moi, celui du ressenti et des émotions.
En quoi l’individualisme et un certain transhumanisme se rejoignent pour contrevenir à l’humanisme du CEH ?
Dans l’ambiance individualiste, la réalisation de soi étant placée comme valeur première, il est naturel que le souci de soi passe avant celui du bien commun et celui de l’autre. La rencontre avec autrui et la reconnaissance de la fragilité humaine n’ont alors guère d’importance, d’autant plus que l’homme se trouve amputé de sa dimension transcendante, puisque son ressenti individuel devient le marqueur final. Nous sommes à l’opposé de l’humanisme – qui situe l’homme en tant que personne dotée d’une dimension spirituelle en plus de ses dimensions physique, psychique, intellectuelle – et qui est soucieuse du bien commun et du respect de l’écologie. De même le transhumanisme, qui se libère de toute contrainte liée à une nature humaine, réduit l’homme. C’est la performance physique ou intellectuelle qui fait la grandeur de l’homme. Tant pis ou tant mieux s’il faut modifier l’homme. Ces deux mouvements de pensée qui se rejoignent dans cette vision réductrice, sont tous deux dans une approche essentiellement utilitariste des choses.
Le positivisme
Le jour n’est-il pas en train d’arriver, comme l’annonçait et le souhaitait Auguste Comte, où grâce à la science (et donc la technologie) l’homme est devenu maître de la nature et se trouve même en puissance de changer sa nature. Alors pourquoi aurait-il encore besoin de Dieu, de religion, de métaphysique ou simplement de transcendance ? Auguste Comte développait la théorie des trois états : l’homme, dans son état d’enfance – ou fictif- qui se pose des questions sur le ‘pourquoi’ ou sur le ‘pour quoi’ et se rassure à tort par les réponses ‘naïves’ apportées par la religion ; puis l’état d’adolescence – ou état abstrait – où il croit répondre à ces questions par la métaphysique. C’est l’état scientifique ou positif qui doit finalement advenir où seuls les faits et les démonstrations scientifiques comptent, et donc les questions du ‘pour quoi’ n’ont plus lieu d’être et ne laissent place qu’aux seules questions du ‘comment’. Le scientisme, quant à lui, pense que toutes les questions que l’homme se pose trouveront un jour une réponse par la science – nombre de transhumanistes doivent probablement être aussi ‘un peu’ scientistes. Le positivisme n’adhère pas à cette utopie, mais les questionnements ‘de sens’ n’ont donc pas de place pour l’homme émancipé qui est arrivé à cet état ‘positif’. Le positivisme dépasse l’athéisme qui n’est pour lui qu’une théologie négative, car c’est encore trop théologique que d’être athée. Cela explique le projet d’Auguste Comte de créer une nouvelle religion (dont il serait le pape !), une nouvelle société, une nouvelle politique. La nouvelle divinité devrait s’appeler l’Humanité, accompagnée d’un culte des héros. Ce projet a trouvé un écho de poids avec la sociologie de Durkheim, qui voulait enrichir la société avec « une religion de l’humanité qui remplace toutes les religions, et dont l’homme est à la fois le fidèle et le Dieu, et dont le premier dogme est l’autonomie de la raison ».
En quoi le positivisme renaît-il et rejoint le transhumanisme ? En quoi s’oppose-t-il à la vision du Courant pour une écologie humaine ?
La bataille des idées autour du positivisme – qui connut un succès phénoménal – semblait avoir été perdue au vu des excès de cette pensée et du fait que la dimension de transcendance n’était pas encore prête à être abandonnée. C’était sans compter sur l’air du temps et le nouvel athéisme qui finit par adopter cette religion laïque sacralisant le progrès – malgré de terribles applications au cours du XXème siècle – et adopte le développement des technologies comme ‘Le’ projet pour l’homme. Avec la technologie,le positivisme revient, promu au rang d’idole, avec le transhumanisme dans ses valises. La nouvelle religion préconisée par Auguste Comte ne se retrouve-t-elle pas maintenant dans la ‘sainte laïcité’ qui a par ailleurs engendré l’humanitarisme comme valeur ? Il est d’ailleurs curieux de noter la facilité avec laquelle la pensée ambiante garde des valeurs mais supprime les fondements…
Une double menace posée par le transhumanisme est aggravée par le positivisme rampant :
– Sur le plan de l’anthropologie, la dimension spirituelle que nous considérons comme constitutive de l’homme est mise de côté ou niée par les transhumanistes comme par le positivisme. Sa disparition est telle que la recherche de la performance, même lorsqu’elle s’applique à compenser ou supprimer les fragilités, en réalité tend à rejeter l’idée même de fragilité comme partie de notre humanité. Le moteur du transhumanisme est essentiellement lié à la performance, avec le danger de considérer l’homme d’un seul point de vue utilitaire. Il rejoint, nous l’avons dit, le souci individualiste de se réaliser en dehors de finalités supérieures.
– Sur le plan de l’organisation de la société et donc de la politique, le positivisme pense qu’il faut remettre le pouvoir à ceux qui disposent du savoir scientifique et technique. C’est bien évidemment le danger majeur de totalitarisme qui se profile. Nous sommes loin du principe de subsidiarité prôné par le Courant de l’écologie humaine au profit du bien commun.
Que conclure ?
L’individualisme est déjà largement implanté dans notre société. Le positivisme revient en force. Le transhumanisme nous promet un nouvel homme. Quel est-il, cet homme, amputé de sa dimension spirituelle, soi-disant guéri de ses fragilités, soulagé de ses responsabilités politiques qui sont prises en charge par des experts, sauvé par la technologie ?
Deux nécessités s’imposent : d’une part sauvegarder une vision humaniste de la personne face aux menaces que le transhumanisme crée, d’autre part préserver la société d’une mainmise du pouvoir politique par les détenteurs du savoir technologique. Cela rend indispensable cette réflexion sur les sources, les fondements ou plus simplement les attendus philosophiques qui expliquent le succès de l’idée de transhumanisme, sans oublier le déni qui est fait à propos des risques encourus.
Le débat à poursuivre ne devra certainement pas sous-estimer la nécessité d’une critique de l’individualisme et du positivisme.”