Docteur en Philosophie, Pierre d’Elbée intervient depuis plus de 20 ans dans les organisations professionnelles et associatives. Il cherche à établir des ponts entre le monde du travail et la philosophie, trop souvent cantonnée à un domaine académique. Ci-dessous, il éclaire la crise du travail via la logothérapie, inventée par le professeur autrichien de neurologie et de psychiatrie, Victor Frankl.
“Il y a dans ces trois voies une sagesse profonde qui me paraît répondre à la réaction épidermique que l’on observe ici ou là : se détourner du travail par manque de sens et se réfugier dans le divertissement.“
Viktor Frankl
Il n’est ni un chef d’entreprise, ni un conseiller, mais un neuropsychiatre autrichien d’origine ashkénaze qui a exercé son métier tout au long du XXe siècle : Viktor Frankl est mort en 1997. Il a développé une thérapie d’accompagnement originale très différente de Freud, Adler ou Jung. Elle est basée sur ce qu’il appelle la logothérapie. Dans son petit livre Découvrir un sens à sa vie, Viktor Frankl raconte une expérience cruciale à Auschwitz : là, comme Primo Lévi, il connaît l’épreuve ultime de l’injustice et de la perversité, le froid, la faim, la terreur, le sentiment de n’être rien, une souffrance sans limite. Dans cette situation de survie, il va approfondir les raisons qui font qu’un être humain continue de se battre et d’exister malgré tout.
Loin de moi l’idée de faire un parallèle entre le monde du travail — tout particulièrement celui des entreprises — et Auschwitz ! En situation extrême, il est simplement saisissant de voir comment un homme va chercher aux confins de son intériorité, les ressources qui vont lui faire reconnaître un sens à sa vie. Et c’est bien cela la logothérapie : une méthode qui permet à toute personne d’interroger ses raisons d’exister. Viktor Frankl repère trois voies.
Première voie de Victor Frankl : produire une œuvre
La première intéresse directement le monde professionnel. L’œuvre en est la face lumineuse, elle s’oppose à l’effort pour la réaliser. Le travail ne crée pas seulement des consommables éphémères. Leur utilité, le bien-être qu’ils procurent, sont des résultats concrets et vérifiables. Parfois, ils donnent lieu à des œuvres durables et esthétiques — bâtiments, meubles ou productions artistiques. Ces résultats favorisent un sentiment d’accomplissement qui donne du sens à notre vie.
Deuxième voie de Victor Frankl : le sens de l’amour
La deuxième voie est celle de l’expérience de la bonté et de l’amour. L’entreprise n’est évidemment pas le lieu propre de cette expérience, mais une relation interpersonnelle de qualité reste un élément nécessaire au travail en commun. L’attitude du quiet quitting, qui limite le travail au « juste ce qu’il faut » provoque un relationnel minimum, pour s’opposer à un engagement supplémentaire jugé excessif. Parfois inévitable, cette attitude est pourtant suicidaire à terme : une relation grandit ou dépérit. On ne peut pas en faire des conserves. Le travail procure du sens à la mesure de la qualité relationnelle qu’on est capable de vivre avec son équipe ou ses clients…
Troisième voie de Victor Frankl : le sens de la souffrance
La troisième voie discernée par Viktor Frankl est originale. Voici ce qu’il dit : « La souffrance prend parfois un caractère inéluctable. Si l’on accepte cette occasion de souffrir avec courage, la vie conserve son sens jusqu’au dernier moment. En d’autres termes, la vie n’est jamais absurde puisqu’elle conserve son sens même dans le cas d’une souffrance inévitable ». S’ensuit une longue méditation sur son expérience des camps. Cette conviction existentielle dépasse elle aussi largement le cadre du monde professionnel. Elle interroge les fondements de notre rapport à la vie.
Pour ce qui est du monde professionnel, il faut peut-être simplement admettre que tout travail comporte son lot incontournable d’actions pénibles et ennuyeuses, mais aussi d’épreuves fortes et d’échecs. Le fun n’est pas universel : il est des combats où seuls l’affrontement et le courage conduisent à la victoire.
Il y a dans ces trois voies une sagesse profonde qui me paraît répondre à la réaction épidermique que l’on observe ici ou là : se détourner du travail par manque de sens et se réfugier dans le divertissement. Sur ce point, Viktor Frankl apporte un contrepoint bienfaisant : alors, pourquoi ne pas s’en inspirer ?
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