Qui n’a jamais regardé une série en répondant à ses textos en même temps ? Commencé un roman pour se retrouver deux minutes plus tard sur les réseaux sociaux ? La perte d’attention est le mal du siècle, entraînant un sentiment de frustration et de culpabilité, et notre seule volonté est insuffisante pour lutter contre la distraction organisée. Pourtant, l’attention est notre bien cognitif le plus précieux, la clef d’une vie épanouie.
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des solutions concrètes et accessibles pour ne pas céder à l’éparpillement. Anne de Pomereu, auteur de À la reconquête de l’attention, nous en parle.
Et voilà comment je me suis intéressée à l’attention
Anne de Pomereu : “Dotée d’un esprit curieux, j’ai toujours aimé apprendre, comprendre et transmettre. Après un parcours professionnel classique – HEC, publicité et marketing – puis une pause pour élever mes 5 enfants, j’ai bifurqué vers une formation en 2007. Quelques années plus tard, en 2011, l’envie m’a saisie de me lancer à mon compte pour transmettre. Mais transmettre quoi ? Un sujet m’a interpellé : la mémoire. J’avais découvert des méthodes ultra puissantes et amusantes ; j’ai eu envie de les diffuser. J’ai lancé mes premiers ateliers de mémorisation en 2013.
Après plusieurs années d’étude et d’enseignement des méthodes de mémorisation, j’ai écrit un livre, publié en 2018 chez JC Lattès : Éloge de la passoire.
C’est en essayant de vendre un module sur ce thème à L’Oréal que je suis repartie avec un bon de commande pour une formation sur… l’attention. Commence alors un long défrichage – c’est un sujet que je ne maitrisais pas – ponctué de rencontres avec des chercheurs en neurosciences, dont Jean-Philippe Lachaux, chercheur à l’INSERM et spécialiste de l’attention. Le sujet est tellement génial que je l’ai proposé également en formation, avant d’écrire un livre, publié chez JC Lattès, en août 2021 : À la reconquête de l’attention. La thèse défendue ? La conquête de notre attention est en marche : nombreux sont ceux qui ont intérêt à nous la voler. Et souvent, de façon inconsciente, nous nous laissons dérober notre bien cognitif le plus précieux. Fort heureusement, il est possible de la reconquérir, à travers une approche déculpabilisante et concrète.
Il existe deux types d’attention
L‘attention est l’art de fixer son esprit sur un objet donné, en évacuant du champ de la conscience toute idée étrangère. Autrement dit, l’attention fonctionne comme un filtre : quand on est attentif à quelque chose, on devient aveugle au reste. L’attention concerne ce que l’on fait, mais aussi la relation à autrui.
Cette connexion peut être plus ou moins longue et continue. L’attention étant de nature instable, il y aura toujours des interruptions. Il est donc normal de ne pas rester concentré à longueur de journée ! Il y a deux grands types d’attention :
- L’attention réactive – extrêmement sollicitée aujourd’hui – qui réagit à un stimulus venant de l’extérieur (Réseau social ou jeu vidéo, par exemple).
- l’attention soutenue, celle dont on a besoin lorsqu’on se trouve devant une feuille blanche, à devoir rédiger ou penser.
C’est cette dernière forme d’attention qui est en danger. Comme un petit singe capricieux, l’attention est irrésistiblement attirée par la nouveauté, ce qui brille, qui est facile et amusant, tout ce qui lui procure du plaisir immédiat. Si on ne l’éduque pas, l’attention va se dérégler et vouloir se nourrir exclusivement de mauvais produits, comme un enfant qui ne mangerait que des bonbons. Quand l’attention est déréglée, il devient très compliqué de se concentrer sur une tâche demandant de l’attention soutenue.
L’attention est la porte de la connaissance
Si notre mode de vie a beaucoup changé, notre cerveau a peu évolué. Avec ses 100 milliards de neurones, il n’est toujours pas capable de faire plusieurs choses à la fois ! Pour preuve : essayez d’écouter la radio et de lire en même temps, ça coince… Nos écrans offrent la possibilité d’ouvrir plusieurs fenêtres, ce qui peut donner l’illusion du multitâche. Aujourd’hui, le choix est infini. Info, vidéo en tout genre, séries, documentaires, musique, tuto : notre curiosité est rassasiée, mais nous avons du mal à prioriser. On pense pouvoir connaître sans apprendre, c’est la grande illusion…
Pour transformer l’information en connaissance, il faut apprendre, ce qui demande des efforts. Il y a une frustration de ne pas y arriver tout de suite, il faut de la répétition, des erreurs, c’est assommant…
Mais si on saute cette étape, on n’apprend pas.
L’attention maîtrisée rend heureux
Une vie attentive procure une énorme satisfaction. C’est ce qu’a montré le chercheur hongrois Mihály Csíkszentmihály, dans son étude sur le bonheur. On ressent pleinement le bonheur quand on parvient à mener une activité difficile qui demande une forte compétence. Comme jouer un nocturne de Chopin ou résoudre une équation du second degré. Cela suppose pas mal d’entraînement avant d’arriver au but !
L’attention est aussi une des facettes de l’amour : sans attention, l’autre n’existe pas, il y a déni de son existence. Observez les couples au restaurant : bien souvent, ils sont chacun sur leur portable. L’attention se fait rare ; elle est précieuse.
Au sujet de l’économie de l’attention
En économie, ce qui est rare vaut cher. La denrée rare aujourd’hui ne se situe pas du côté de la production, mais de la réception : le temps et l’attention. L’attention est un bien cognitif si précieux que l’on va essayer de nous le dérober. Pourquoi ? Parce qu’elle est monnayable !
Nous oublions que derrière nos écrans, des centaines d’ingénieurs se battent pour nous faire rester le plus longtemps possible sur leur plateforme. Ils mettent au point des systèmes pernicieux, en analysant les failles du comportement humain, pour que l’on ne décroche pas. Plus on passe de temps sur un site, plus ce dernier gagne de l’argent. Voilà comment fonctionne l’économie de l’attention. Certains réseaux sociaux sont particulièrement addictifs, comme TikTok ou Instagram.
La gestion de l’attention est devenue un enjeu prioritaire. Même à l’école, qui est peut-être l’un des derniers lieux dédiés au développement de l’attention soutenue, l’attention est en voie de disparition. Les professeurs se plaignent, ils doivent zapper, tout le temps pour conserver l’attention des élèves.
La lourde charge d’éduquer à l’attention
Ce n’est pas en regardant TikTok que l’on développe une pensée, un raisonnement, une intelligence. Les Chinois l’ont compris. Ils ont créé TikTok, l’ont diffusé partout, mais interdisent l’utilisation de la plateforme chez les moins de 14 ans au-delà de quarante minutes par jour ainsi qu’entre 22h et 6h du matin. Dans nos démocraties, on ne peut évidemment pas procéder de la même façon.
Le poids de la charge éducationnelle revient donc aux parents – les pauvres – et à notre capacité de nous autoréguler… Et l’on est vraiment démunis parfois : la volonté, qu’il faut engager pour éradiquer tel ou tel comportement, est bien fragile. Il ne faut pas trop compter sur elle. Pour être en mesure d’apprivoiser son attention, il faut agir sur l’environnement.
Trucs et astuces
J’ai fait beaucoup de recherches qui m’ont permis de trouver des trucs et astuces. Il ne faut pas trop compter sur sa volonté. Si l’on se dit : “je vais bosser une heure sur mon rapport sans regarder mon portable”, mais que le téléphone reste à côté, qu’est-ce qui nous empêche d’aller le regarder ? Il suffira d’une notification, c’est instinctif.
Devant la moindre difficulté, on a envie de faire autre chose. C’est normal, c’est humain, c’est comportemental. Or, plus on est accro, plus il faut des solutions radicales, comme par exemple acheter une boîte à verrouillage automatique. C’est un conteneur avec un bouton programmable. On y dépose le portable et on programme le temps pendant lequel il restera inatteignable. C’est souverain ! J’ai des retours de jeunes qui trouvent génial de ne plus penser à leur portable !
Une touche d’espoir
Il n’est jamais trop tard ! Rien n’est jamais foutu ! C’est le message que je voudrais marteler. Quelque soit notre niveau d’attention, on peut toujours changer de comportement. Ce qui suppose de changer d’habitudes, d’installer des rituels de concentration. Ce n’est pas chose aisée, mais on peut toujours reconquérir son attention. On peut toujours faire mieux et être plus connecté aux choses et aux êtres avec lesquels on vit.
Cela passe par une prise de conscience : comment on occupe-t-on son temps, en vrai ? Qu’est-ce qu’on pourrait changer ? Par où commencer et par quoi ? On ne va certes pas tout changer du jour au lendemain – Lao Tseu disait : “un voyage de mille lieux commence par un pas”. Ce sont les changements pas à pas qui produisent de vraies transformations.”