Dans Vallée du Silicium (éd.Seuil, 2024), Alain Damasio raconte son éblouissement face à une fresque murale réalisée par Mona Caron. Cette oeuvre, il la découvre en avril 2022, alors qu’il séjourne dans la Silicon Valley, à la Villa Albertine, sorte de Villa Médicis du numérique, dont l’objectif est de créer « un concept de résidence et une communauté au service des arts et des idées entre la France et les USA ». On lui laisse la parole, à Alain Damasio. Impossible de faire mieux. Et on vous invite à vous plonger au plus vite dans la lecture de son livre.
À l’angle de Jones 8 Golden Gate Street, San Francisco, Californie
Je découvre “à l’angle de Jones 8 Golden Gate Street, une œuvre de l’artiste Mona Caron, qui est bouleversante par sa beauté simple et par l’implication des habitants dans son élaboration.
L’oeuvre est un triptyque dont le premier volet représente le passé du quartier, tel qu’il était au moment où il a été peint : un “parking lot”. Le second est le quartier vaquant à ses occupations, où chaque personnage qui y figure est une personne réelle que Mona a peinte et intégrée dans sa fresque. Un panneau indique : One Way.
Le dernier est le plus beau, teintes fauves et vertes, il est orné du panneau Another Way et traduit ce que le quartier pourrait devenir dans le futur si l’on suivait un autre chemin, sans décision urbanistique venue d’en haut : uniquement par l’autogestion des habitants et à partir de choses réalisables.
Ce troisième volet, comme l’explique Mona sur son site, est devenu un moyen pour la communauté d’envisager un avenir alternatif, une autre façon pour leur communauté d’exister.
Le tout s’appelle Windows Into the Tenderloin.
Mona Caron explique : « La fenêtre montrant “Another Way” est également peuplée de gens du quartier, certains faisant une activité spécifique qu’ils avaient souhaitée, d’autres partageant simplement l’espace de manière conviviale avec des personnes de différentes communautés et identités locales (…) L’inclusion de la population locale dans le panneau futur-fantastique était particulièrement cruciale pour le concept de cette fresque, car je me suis efforcée d’évoquer la vision d’un environnement plus édifiant, convivial et beau dans ce quartier, et sans changement de population, c’est-à-dire sans gentrification.
J’ai essayé de laisser cette peinture utopique “grandir par le bas”— à travers un processus participatif souple et décontracté. (…) À ce moment-là, j’avais découvert les talents, les espoirs et les aspirations de nombreuses personnes, ou appris ce qu’elles faisaient en dehors de leur travail et qui leur donnait plus de sens… »
Mona a aussi demandé aux habitants de lui faire des suggestions : qu’est-ce qu’ils aimeraient voir ici, si cela ne tenait qu’à eux ?
« Lentement, une vision alternative du quartier a émergé. Je me suis appuyée sur ma propre série de visions “utopiques” de San Francisco tout en intégrant les idées issues de ces conversations avec les passants, qui allaient du pragmatique à l’amusant et au stupide… Pour les changements apportés aux bâtiments et aux infrastructures, j’ai essayé de choisir des idées qui pourraient être mises en œuvre et entretenues par les gens eux-mêmes, sans intervention massive des autorités. J’ai également donné la priorité à la réutilisation de choses qui existent déjà. »
Par sa justesse, la fresque impressionne. S’en dégage une générosité profonde, qui tient sans doute à la façon dont elle a été réalisée, tissée à même le quartier et ses habitants. On y voit un petit bassin de pisciculture, des potagers communs, une librairie, des magasins gratuits, une économie du don, un poète qu’on écoute, un fonctionnement communautaire, du housing affordable to all, des gens qui dansent sur une terrasse, se regardent et se parlent, mangent ou jouent ensemble, des toits végétalisés.
Tout ça provient du cœur des gens, de leurs rêves. L’art graphique les a seulement mis en espace et en scène pour former l’image très émouvante d’un avenir possible : another way.
Quelques tags foireux sont venus salir un peu la fresque, la peinture s’écaille et tombe par endroits. Mais elle est là, la fresque, et c’est elle qui tient les murs plus que l’inverse.
Au fond, Mona Caron n’a rien fait d’extraordinaire : elle est juste restée là, à peindre lentement, à converser avec les gens qui passent, à les écouter. Elle a pris le temps. Et elle a métabolisé non seulement le quartier tel qu’il était et tel qu’il est mais le quartier tel qu’il se rêve et pourrait être, en faisant monter cet imaginaire latent dans ses couleurs et dans son trait.
L’utopie est crédible, intelligente et articulée. Elle n’a pas le caractère improbable qu’ont parfois les fantasmes, au contraire : elle est très exactement la voie alternative que ce monde et ces quartiers pourraient prendre, pour peu qu’on les protège de la brutalité et de la corruption, de la drogue et du deal, et qu’on transfère un infime pourcentage des richesses produites juste à côté dans la Baie pour réaliser ce que les habitants eux-mêmes souhaiteraient construire ou aménager. Il « faudrait simplement » leur laisser la main et leur fournir un peu de moyens. Croire en leur autonomie.
Ce dont ils rêvent est tout simple, et très compliqué à faire advenir ici : ils rêvent d’une vie collective lié. Ils rêvent d’une chose qui s’appelle l’amitié, qui s’appelle l’amour, qui s’appelle l’attachement à l’autre, à un lieu de vie, qui serait tissé dans une étoffe de soie qui tiendrait chaud à tous”.
Découvrez Vallée du Silicum d’Alain Damasio
Source des images de cet article : le site de Mona Caron