Interview de Joëlle Zask, enseignante en philosophie à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de philosophie sociale, sur son dernier livre, paru en août 2020 aux éditions Premier parallèle : Zoocities : des animaux sauvages dans la ville.
La ville telle que nous la connaissons a été historiquement pensée contre les animaux sauvages et, plus généralement, contre la nature. Accueillir ces animaux parmi nous paraît impensable. Les rejeter, impossible. Les exterminer, cruel et dangereux pour les équilibres écologiques. Le livre Zoocities de Joëlle Zask propose une expérience de pensée, un éloge de l’imprévisible.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Joëlle Zask : “C’est d’abord une admiration très ancienne pour les animaux et un goût pour l’observation de la vie sauvage. Et aussi le fait qu’un essaim d’abeilles a atterri dans un grand vrombissement dans mon jardin, en plein centre de Marseille. L’apiculteur venu récupérer cet essaim, avec qui j’ai beaucoup discuté, m’a fait percevoir une forme d’inversion entre la ville et la campagne. Il m’a expliqué qu’il ne savait plus où donner de la tête parce que toutes les abeilles étaient en train de migrer en ville, alors que les campagnes en étaient de plus en plus dépourvues. C’est de là qu’est venue mon idée de retournement, de grande transformation, qui ferait que les campagnes dénaturées seraient forcément abandonnées des animaux qui en sont chassés au profit de villes verdies, végétalisées, écologisées, qui s’étalent de plus en plus.
Mon livre est donc parti de là. Je me suis demandée : cette ville, qui généralement parlant, est faite contre la nature, contre les animaux sauvages, pourrait-elle être transformé en arche de Noé ?”
Coexister ou cohabiter avec les animaux ?
J. S. : “Au moment du confinement lié à la pandémie de Covid19, on s’est trouvé dans une situation extrêmement paradoxale : d’un côté, les raisons pour lesquelles nous étions confinés étaient liées à une trop grande promiscuité avec les animaux sauvages délogés de leurs forêts pour être mangés, pour être emprisonnés… En parallèle, ce sentiment d’émerveillement, cette émotion intense que l’on a eu à redécouvrir ou à découvrir des animaux non pas exotiques, mais tout à fait habituels qui se trouvaient à des endroits où on ne les attendait pas. Je me demande pourquoi quelques canards sur le parvis de l’hôtel de ville nous ont tellement surpris, tellement touché. Qu’y a-t-il de si touchant là-dedans ?
La question qui se pose est évidement celle de la bonne distance. Comment gérer, organiser, créer et déterminer aussi, la distance entre les animaux et nous, de manière à ce que nous puissions coexister sans risque ni pour les uns, ni pour les autres ?
Je pense que la question de la coexistence est interne au monde animal. Mais, dans la mesure où l’on a tendance à toujours penser les hommes d’un côté et les animaux de l’autre, on ne se rend pas compte qu’entre les animaux aussi, il y a des solutions de coexistences qui sont extrêmement fines et complexes, que l’on a vraiment intérêt à étudier, celle des vers de terre dans le sol, par exemple. Les êtres ne sont pas organisés n’importe comment ; ils sont distribués temporellement et spatialement sur la Terre. Et penser à notre propre distribution en tant qu’espèce humaine est vraiment important. Cela nous renvoie aussi à notre dimension existentielle et vivante : les solutions qui seraient les bonnes ne sont pas découvertes par l’instinct ni par l’évolution directement, mais bien par l’intelligence et l’étude. Cela renvoie à quelque chose que l’humanité à en propre : survivre à travers l’étude de ses conditions d’existence. Cela est très spécifique à l’humanité, mais d’autres espèces ont d’autres modalités de réglage de la distance qui leur faut par rapport à d’autres espèces pour persévérer dans leurs propres existences.
Pour dire les choses de manière un peu abstraite, j’ai choisi le terme de coexistence plutôt que de cohabitation parce que la coexistence repose sur la considération de la proximité géographique par rapport à un certain nombre d’êtres, et non sur des relations plus psychologiques. Au contraire, la cohabitation suppose beaucoup de choses pour être heureuse. Cohabiter, c’est habiter ensemble, occuper la même niche, le même espace et devoir se le partager de telle manière que l’on puisse y former une union sociale heureuse et ça, c’est très exigeant. Il faut en particulier des relations un peu symétrique, d’engagement, de respect, de tolérance mutuels. Ce n’est absolument pas le cas de la coexistence. Je coexiste avec des êtres qui peuvent m’être insupportables ou que j’aime beaucoup : peu importe. Mon affect n’entre pas en jeu dans la question de la coexistence. J’ai des voisins, et que je les aime ou pas, il faut bien que je les supporte. Je ne choisis pas mes voisins. Et je pense que les animaux sauvages – dont on peut faire l’hypothèse qu’ils vont être de plus en plus nombreux – qu’on les supporte ou pas, qu’on les aime ou pas, qu’on ait des phobies ou qu’on n’en ait ou pas, il faut faire avec.
Ca nous ramène à cette alternative – très mauvaise, à mon avis – entre l’attitude de rejet plus ou moins dominatrice, qui peut aller à l’extermination (ce qu’on appelle plus élégamment l’euthanasie des animaux qui nous gênent, qui sont, pour le coup, déclarés nuisibles). Et celle d’une sympathie généralisée, d’idéal symbiotique. Dans le premier cas, il y a évidemment les troubles écologiques que l’on connaît aujourd’hui et dans le deuxième, on a la pandémie, le virus, la mise en péril des barrières de l’espèce.
Je pense qu’il faut vraiment faire sans les affects. Bien sûr, cela n’empêche pas qu’il y ait des affects. Mais je pense que les affects sont d’autant plus collaborateurs et utiles pour la coexistence qu’ils sont indexés sur un idéal de coexistence. Qu’ils ne soient pas au départ mais plutôt à l’arrivée ; qu’ils soient non la cause de la recherche de solution, mais la conséquence de solutions bien pensées.”
Que révèle de l’homme cette présence des animaux sauvages en ville ?
J. S. : “Le fait d’apercevoir un animal en ville, ça nous ramène d’abord à un plaisir très enfantin : ce plaisir de l’altérité, d’une vie autre. Et puis, ça nous ramène aussi à une forme de liberté à laquelle on aspire. Ce qui est impressionnant avec ces animaux, c’est qu’ils étaient à un endroit où on ne les attendait pas. Et l’effet de surprise nous relie à la personnalité de l’animal, au fait que lui aussi agit de sa propre initiative, qu’il a un projet peut être, qu’il a une forme d’intentionnalité, qu’il a un ensemble de mobiles d’actions qui sont irréductibles à ceux que nous avions anticipé ou à ceux que nous lui prêtons. Je pense que cette irréductibilité est aussi celle qu’on éprouve vis-à-vis de soi-même. Reconnaître aux animaux cette liberté qu’on s’était octroyé, même si elle prend des formes extrêmement différentes, nous fait beaucoup avancer dans la réalisation de la part d’imprévisible et j’ai envie de dire, de sauvage qui est en chacun de nous.”
Les animaux, des alter ego ?
J. S. : “Il y a dans alter ego l’idée d’un autre soi. C’est important de penser la pluralité sans identité. La présence de l’animal est dérangeante au sens où elle nous fait sortir hors de nous-même et sortir des relations d’identités, de mêmeté. Ce qui me plaît dans l’animal, ce n’est pas qu’il soit comme moi, mais c’est justement qu’il soit différent. Je n’ai pas besoin de penser une communauté symbiotique avec l’animal, une origine similaire, des atomes communs. Pour comprendre ces arguments, on peut reprendre l’expression d’Aristote qui disait : “les hommes et les autres animaux” : chaque espèce a quelque chose en propre. C’est ce qui se passe sur l’arche de Noé. Noé, en tant qu’espèce humaine, a une tâche qui lui revient en propre ; il a la compétence de déterminer les besoins de chaque animal et de donner à manger, de prendre soin, de chaque animal qui se trouve à bord de l’arche. Mais, par exemple, la fonction de la colombe ou du corbeau, qui partent en quête de terre ferme, ne pouvait pas être réalisée par Noé. Chaque animal a quelque chose en propre. C’est intéressant de penser à la fois l’égalité, l’absence de hiérarchie entre les espèces et leurs spécificités. Clairement, il y a une spécificité humaine. Cette spécificité humaine, on en a déjà un peu parlé, consiste à mobiliser l’intelligence pour régler ses conditions d’existence avec d’autres et aussi pour réguler ou dominer ses passions. Cela me semble vraiment important. Mais il est vrai que chaque être a aussi quelque chose en propre et que, par conséquent, mettre tout le monde au même niveau est absurde parce que cette égalité de niveau n’existe même pas dans la nature. Ce qui est intéressant, encore une fois, ce sont les systèmes de différence et pas d’identité.”
Comment prendre soin des animaux sauvages ?
J. S. : “Je pense qu’il ne faut surtout pas prendre soin des animaux sauvages. Il y a un dicton en anglais qui dit : “un ours nourrit est un ours mort”. Il faut se rendre compte que donner à manger aux animaux sauvages, en général, peut les rendre dépendant de nous, leur fournir des aliments qui vont les rendre malades et diminuer leur distance de fuite, ce qui va les rendre dangereux. C’est pour ça que les ours qui sont nourris, sont des ours qui sont systématiquement abattus. De fait, ils sont capable de faire des centaines de kilomètres pour revenir à un point de nourriture facile, et ils sont prêt à toutes les extrémités pour arriver à leur fin. Ils deviennent vraiment dangereux.
Ce qui est intéressant avec les animaux sauvages en ville, c’est se poser la question : comment peuvent-ils vivre à nos côtés, coexister dans un univers qui n’a vraiment pas été fait pour eux, tout en restant sauvages ? Je crois que c’est important qu’ils restent sauvages et non qu’on en fasse des animaux familiers, domestiques ou de rentes. Il y a une place pour le sauvage dans la ville, mais il faut repenser la ville pour parvenir à préserver la sauvagerie des animaux qui s’y installent.”
Les animaux sauvages en ville : un signe d’espérance ?
J. S. : “Effectivement, on peut percevoir la présence croissante d’animaux en ville non pas comme une menace mais comme une chance. Clairement, l’hypothèse d’un accroissement des populations d’animaux sauvages en villes est indexé sur la destruction de la nature. Mais le problème est de savoir comment cesser de détruire la nature ? Quels sont les gestes et les actes mentaux que nous devons effectuer pour en finir, avec ce qu’on appelle, de manière très très schématique, l’extractivisme ?
Ce n’est pas uniquement en végétalisant les villes que nous allons sauver la nature. Ce qui est important, c’est de savoir que 70 % de l’humanité est appelé à vivre en ville à l’horizon 2050, d’après les statistiques. Donc, plus les villes s’étalent, plus elles grandissent et plus elles sont prédatrice de la nature. Aménager des solutions pour ou avec la nature en ville, d’une certaine façon, c’est sauver la nature. Je pense qu’il y a de plus en plus de gens qui réfléchissent à des villes autosuffisantes. Les animaux sauvages nous invitent à faire cela, à en finir avec une opposition ville – nature, à construire une citée. Nécessairement, on sera amené à des conduites beaucoup plus frugales et beaucoup plus autosuffisantes, qui seraient finalement la meilleure solution pour que les animaux puissent rester au fond des bois.